Fiction - MATAHI – Episode 29

Temps de lecture approximatif de la page 2 :  26 – 34 minutes, pages 1 et 2 : 53 à 64 minutes

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Le sang des felouques

Deuxième partie

Mai 2020 – France – sud, en bord de Méditerranée.

Des secrets bien gardés

Grâce à la rencontre d’Umberto et à son récit qui réactive l’imaginaire, mais surtout représente certainement une bonne piste dans la quête de ses origines, la déception de Marcello de ce matin s’est enfin atténuée. Alors qu’il venait comme prévu apporter les croissants à Benito, mais surtout l’interroger sur son enfance et écouter ses révélations, une ambulance attendait devant la porte de la maison du grand B.

Bénito, allongé sur son lit, apercevant son invité, avait levé la main et avait dit à Marcello.

Ha tu tombes bien. Tu te souviens de Le-Dinh ?

puis il pointe du doigt, un jeune vieillard de l’âge de Marcello visiblement d’origine asiatique. De petite taille, il se tient bien droit, debout, derrière une chaise sur laquelle il s’appuie au dossier des deux mains, il regarde en souriant Marcello qui lui ne bronche pas. Cet homme lui semble inconnu.

– “Mais si bien sûr, il était en classe avec toi à l’école primaire. Il est arrivé l’année de ton départ. C’est le fils d’un ami très cher, hélas décédé il y a deux ans.” poursuit Bénito.

Les souvenirs reviennent petit à petit. Marcello se rappelle d’un gamin de son âge arrivé effectivement en cours d’année qui l’avait beaucoup interessé. Oui c’est ça. “Comment ai-je pu l’oublier ? C’est ma première sensation de désir ! ” se dit Marcello. “Il était si terriblement timide, qu’il en était attendrissant”.  Il débarquait directement du Vietnam. Sa famille venait d’être rapatriée. Il l’avait longuement interrogé sur la vie là-bas, le pays, le voyage, sa famille, la nourriture, les loisirs, le bateau, la mer, le trajet, tout lui avait fait naître cette nouvelle sensation : le désir, le désir de voyages. Ils avaient fini par sympathiser jusqu’à la fin de l’année, où, depuis le jour fatidique, Marcello avait définitivement quitté le secteur et perdu de vue tous ses copains.

Je m’absente quelques jours. J’ai juste une remise en état exigée par le toubi, les analyses ne sont pas terribles paraît-il.

poursuit Bénito, “Le-Dinh détient une partie des clés de ton histoire. Il pourra notamment t’expliquer la raison pour laquelle, chez toi, comme partout ici, on manquait de tout mais jamais de riz ! Ha Ha ! “

L’ambulancier installe Bénito sur un fauteuil roulant, qu’il enfourne aussitôt dans la camionnette qui s’éloigne tous feux éteints, sans tambour ni trompette.

Je dois y aller aussi

dit Le-Dinh. Il remet un chapeau blanc sur la tête, réajuste le col de sa chemise toute aussi blanche, pose une veste écrue en lin sur son bras gauche et de l’autre se saisit d’un cartable en cuir brun. Se tournant vers Marcello, il lui demande : “ Vous restez un peu dans le coin ?”

– ”Oui, Oui ! Au moins jusqu’au retour de Benito. Enfin si ce n’est pas trop grave. Je resterai même peut-être quelques jours de plus.” répond Marcello

– “Non, non, rassurez-vous, ce n’est pas le plus grave. Une chute de sodium, fréquente à son âge. Je pense qu’il devrait revenir d’ici cinq ou six jours. C’est un costaud et un bagarreur de la vie !” reprend Le-Dinh

– « Vous êtes son médecin ?” demande Marcello.

– “Oui, je le fus, par la force des choses. Je suis désormais rentier. Rangé des stéthoscopes, des tensiomètres et des lavements.” répond Le-Dinh accompagné par un sourire aimable. “Je vous salue Marcello. Et si le cœur vous en dit, peut-être pourrions-nous boire un verre ensemble. Cela me ferait plaisir de vous revoir. Votre présence fut pour moi source de grand réconfort et de merveilleux souvenirs. Je vous laisse mes coordonnées.”

– “Mais avec grand plaisir. Voici les miennes. Je suis confus d’avoir oublié notre amitié. Elle fut si courte mais si forte. Hélas, brisée par une sale histoire de mon côté.  Je vous prie de bien vouloir m’excuser de cette amnésie” répondit Marcello allumant ses yeux clairs et relevant sa rieuse moustache. “Mais pour la maison que faisons-nous, il nous faut la fermer à clé n’est-ce pas ?”

– “ Ne vous inquiétez pas pour ça. Umberto va arriver. Si vous aimez les histoires, lui aussi va vous en raconter des histoires. Et pas des récentes. Il fermera la maison. C’est un grand ami de Benito, il est digne de confiance.”

– “Parfait, je vais l’attendre ici alors.”

Dans un salut fraternel, les deux hommes se quittent.

Marcello est un peu gêné de rester seul dans cette maison tout d’un  coup abandonnée mais surtout assez lugubre. Elle sent le vieux, elle respire la vieillesse, elle trahit le passé. Il préfère sortir et profiter du soleil enfin revenu. Il regarde au loin, la baie, sa baie qu’il a tant aimée. Il aperçoit une myriade de pétroliers au mouillage. Illusion d’optique, la mer semble perchée plus haut que le pas de portes de Bénito.

Puis un bruit se rapproche. C’est un moteur bien connu, très connu, si connu mais devenu si rare aujourd’hui qu’il avait oublié le son et l’existence d’un tel véhicule. Au volant, un vieil homme sans aucun cheveux, tout bronzé, vêtu d’un polo de marque d’un bleu électrique éblouissant et d’un short blanc immaculé, court, très court. Il arrête pile devant la porte d’entrée une méhari qui devait être à l’origine de la couleur d’une orange. Dans un mouvement de léger basculement de la voiture, il en descend. Au pied deux espadrilles sans âge. Son propriétaire doit en posséder plusieurs paires, car celle du pied gauche est différente de celle du pied droit.

Ha bonjour. Vous êtes Marcello ?

 demande le vieil homme radieux. Il  semble qu’il ait une pointe d’accent étranger. Italien peut-être. Il a une boucle en or qui pend de son oreille droite.

– “Oui c’est cela, et vous vous êtes Umberto je suppose !” questionne Marcello”

– “Tout à fait”, dit Umberto. “Je savais que vous seriez là. Bénito vous a si longtemps cherché. Il est tellement heureux de vous avoir retrouvé. Je connais presque tout de votre histoire ici, enfin l’essentiel. Entrez ne soyez pas timide. Vous êtes pile à l’heure de l’apéro. On va s’installer en plein air. Sentir le soufre local, ce sont les embruns de la région. Respirez. Respirez ces microparticules invisibles mais mortelles. Ils meurent tous à petit feu ici ! Vous avez un moment j’espère ! » Dit-il avec un grand éclat de rire.

Umberto rentre dans la maison sombre puis sort une petite table ronde, en métal bleu, deux chaises identiques à celles d’un bistrot, une bouteille de pastis, une planchette, deux coupelles, une grande et une petite, deux verres et un broc d’eau. Il va à sa limousine, ouvre une caisse d’où il tire une cagette de fromages crémeux et un sachet en plastique.

Je viens du marché.

dit-il. Il montre le sachet à Marcello et poursuit :

” Si vous ne la connaissez pas, je vous raconterais l’histoire de nos compatriotes Picholini qui se sont installés pas loin d’ici à Saint-Chamas au dix septième siècle. Dans ce sac, il y a leur invention : les picholines.” Il l’ouvre et laisse couler dans le grand bol les olives vertes.

“ Ca, ce sont des pérails de brebis que fait un ami pas très loin d’ici. Vous m’en direz des nouvelles.” Il sort de sa poche un opinel, qu’il ouvre et dépose sur la planche en bois où il a disposé les fromages.

Puis il reprend : “ Rassurez-vous, la voiture est vieille, mais la mini glacière est bien réfrigérée. Je l’ai connecté sur une batterie de secours cachée sous le siège passager. Je peux tenir toute la journée quand je me balade dans ce pays magnifique que je découvre petit à petit. Je peux même recharger mon téléphone. Ha ! Ha !”

– “Vous n’habitez pas dans le coin ?” demande Marcello

– “Si, mais depuis peu. Deux ans seulement. Je suis venu à la rescousse de ma fille qui a des embêtements ici. Je ne vous en dirai pas plus sur le sujet.”

– “Oui, je comprends. Pardonnez moi d’être aussi indiscret.”

-”Non, du tout. Y a pas de mal. Ce coin est un peu aussi mon pays. Un lien très fort nous lie entre ma terre d’origine et ici et ce depuis plus de quatre cent ans”

– “Ha bon ?” S’étonne Marcello. “ Vous êtes de la famille des premiers arrivants ici peut-être ?

– “Oui en quelque sorte !” répond Umberto. “

Je suis de la famille des derniers restants plutôt disons pour être plus juste !

-”Ha ! Vous avez donc certainement des informations sur l’origine des premières cabanes. J’imagine. Le Pourquoi, le comment, le comment cela se fait-il ? etc” rigole Marcello.

-« Écoutez, si ça vous intéresse, c’est un plaisir que de vous raconter. Je vous préviens c’est une longue histoire. Il s’en est cependant fallu que d’une seule nuit pour que tout se déclenche là-bas, dans un détroit de malheur. Mais parler donne soif, alors anticipons, prenons un verre de suite.”

Sans que Marcello ait la moindre seconde pour répondre, Umberto a préparé les deux verres, versé beaucoup de pastis pour un peu d’eau puis il s’est assis, jambes croisées, prêt à raconter la fameuse histoire qui a motivé le départ des pêcheurs d’espadon.

– “Le coup avait pourtant été bien préparé, avec minutie et intelligence. […] Tu le crois toi, ils ont parcourus près de 800 milles nautiques pour arriver ici. Le tout à l’estime !”

Umberto repose son verre.

Marcello fait de même puis brûlant d’impatience d’en savoir plus, il questionne Umberto.

– “ Cette histoire est passionnante. Par un heureux hasard n’êtes vous pas un descendant d’une de ces familles ? “

– “Je suis de la famille de Moricio. “ répond Umberto

-”Ha formidable ! » s’exclame Marcello. “Mais diable, pourquoi cette histoire n’est-elle jamais arrivée jusqu’ici, jusqu’à chez nous. Je veux dire qu’enfant je n’en avais jamais entendu parler.

C’est en raison du traumatisme

Les migrants s’étaient jurés de plus parler de cette histoire pour deux raisons. La première était qu’ils avaient peur des représailles. La deuxième était la conséquence de la première,  ils ne voulaient pas prendre le risque d’être identifiés et localisés ici. Ils voulaient vivre en paix avec sérénité. Il y avait dans la région suffisamment de difficultés avec les migrants, notamment les Italiens, qu’ils se sont dit que le silence garantirait leur tranquillité. Sur ce point, ils ne se sont pas trompés. Et puis faut dire qu’Orazio était un vrai anard au sens noble du terme. Il n’emmerdait personne, mais ne souffrait point qu’on l’emmerda lui et les siens. Ca s’est ressenti fortement ici, et pendant très longtemps.” 

 “ Avons nous une idée de ce qu’il s’est passé entre  la sortie du détroit, une fois qu’ils ont franchi le cap et leur arrivée ici ?” demande Marcello.

– “Oui, pour partie. Pour passer le temps ou par vocation journalistique,  quelqu’un dont on ignore l’identité, tenait un journal sur une espèce de support en parchemin. Certaines pages sont illisibles, d’autres disparues, mais le départ et l’arrivée ici y sont. Jusqu’à présent, c’est la famille de Bénito qui a eu la charge de conserver la précieuse relique. Ne bougez pas, je sais où se trouve une copie, je vais vous la chercher. ”

Telle une tornade, il rentre dans la maison, ouvre et ferme des portes, fait coulisser ce qui semblent être des tiroirs, remue des feuilles de papier, puis jurant, revient avec  à la main une feuille dactylographiée. Il s’assoit à nouveau et tenant d’une main, la dite copie, piteuse, très froissée, tachée, il se resserre d’un pastis qu’il boit d’un trait en oubliant d’y mettre quelques gouttes d’eau. Reposant sèchement son verre, il claque la langue sur son palais, tendant le document à Marcello, il dit avec un accent qui semble avoir pris du tonus :

– “ Je ne comprends pas. Le dossier a disparu, il n’y a que cette page. Visiblement c’est l’histoire de l’arrivée. “

– “Ce n’est pas une retranscription récente, je pense, » dit Marcello regardant le contenu de la page, “C’est semble-t-il tapé à la machine à écrire. Ça doit faire trente ans que personne n’en n’utilise plus.” Il lit le texte à haute voix : 

La barque monte et descend les vagues en se dandinant au rythme de la houle, longue, haute et lente. Le soleil de la fin d’après-midi est encore torride, la chaleur est écrasante.  Ça finit par donner le tourni.

Les enfants jouent avec des bouts de bois, le reste de l’équipage somnole à moitié. A moitié seulement car depuis hier soir on aperçoit la terre. La terre de France, dit Orazio, notre capitaine.

Ça doit faire quinze ou seize jours qu’on a passé notre détroit. Depuis notre départ, c’est la deuxième fois qu’on voit la terre.

La première fois, c’était le sixième ou septième jour. On a longé de loin une côte sur notre droite, ce n’était pas la bonne, ce n’était pas la France.

 

On risquait de nous y retrouver.

Dès qu’on ne l’a plus aperçu derrière nous, on a viré plein nord et Orazio a dit que si la météo ne nous jouait pas des tours, on était à peu près à la moitié du chemin.

Pour certains ce fut un coup dur, pour d’autres ce fut un véritable soulagement.

Jusqu’à présent, le temps nous a été favorable. Beau temps, bonne chaleur même la nuit.

Une petite heure d’arrosage nous ferait un bien fou mais en attendant on se rince à l’eau de mer.

Et puis nous voilà, face à un trait droit qui fait toute la largeur de l’horizon. Une ligne sur laquelle on fonce.

Ce n’est pourtant pas cette nuit qu’on posera pied à terre on est encore trop loin. L’approche est pénible car elle se fait lentement.

On a parfois l’impression que la terre recule au fur et à mesure que l’on s’en rapproche.

Je vois bien la route qu’ils ont prise

commente Umberto. “A partir de la sortie de la passe, c’est un tracé qui ressemble à un grand L. Plein ouest pendant à peu près cinq cent milles puis cap au nord pendant trois cent milles jusqu’à l’entrée de la baie. C’est fort quand même.”

Marcello poursuit la lecture et à voix haute il dit :

-” Ca y est, c’est le lendemain. Voici ce qui est écrit

 On s’approche d’un territoire qui forme un grand V. Orizio donne l’ordre de rentrer dans le V, mais le bateau rencontre quelques difficultés. Des craquements réguliers se font entendre. Le temps est au beau, la brise vient du Sud et nous pousse. Depuis la mer, la côte ne laisse apparaître ni récif, ni relief significatif. À son approche, il n’y a rien à signaler ou à redouter. La vue est dégagée. Le pilotage à l’estime est facile.”

– “ Même en cas de brouillard, ce qui est rare, l’accostage est aisé.” reprend Umberto. “Ca n’a l’air de rien, mais jusqu’à il y a peu, cette baie était un trésor naturel. 

Si pour le terrien cette terre n’est d’aucun attrait, pour le marin qui navigue à proximité il en est tout autre.

Ce lieu est même hautement stratégique. Quand vous êtes au large, que le vent vient justement à forcir, qu’il prend subitement son caractère tempétueux, que grossissent et durcissent les vagues à tel point que les embarcations en sont menacées, passer ici est une aubaine fortement appréciée. Tant la forme que le fond donnent à cet endroit des qualités maritimes très estimables pour les navigateurs. C’est même, par gros temps, une opportunité à ne surtout pas rater pour qui veut rester en vie. En pleine tourmente, pour les navires et les hommes, c’est une pause salvatrice. En cas d’avis de tempête durable, ou violente, ou pire, quand les deux à la fois figurent sur l’alerte météorologique, un arrêt préventif ici est absolument recommandé.

Gare à ceux qui le loupent !

Ils s’exposent au danger.

Pour qui n’y prend pas garde, il y a des miles et des miles à parcourir, ce qui signifie des tonnes de vagues à enfourner, des souffles puissants de vents à avaler, des heures de tempête à essuyer, des doses de stress à affronter avant de trouver sur sa route de part et d’autre un havre similaire, un autre abri pour se mettre en sécurité.

En effet, la baie se situe entre deux zones de grands dangers.

Le premier est à l’est, en amont. C’est une longue côte déchirée et percée de multiples calanques étroites, emplies de récifs qui se déroule sur cinquante kilomètres jusqu’au port de la capitale régionale. C’est à vingt miles d’ici. Selon les courants et les vents, il faut quatre à huit heures de navigation à la voile pour y accéder.

Le second, juste en aval, à l’ouest, est un endroit mouvant et périlleux : c’est la zone du grand fleuve. Né à près de deux mille mètres d’altitude, à huit cent kilomètres de là, il largue en mer mille sept cent mètres cubes d’eau par seconde. Par deux bras qui forment un delta humide de plus de mille cinq cent kilomètres carrés, il se livre à la Méditerranée. Même par météo clémente, s’affrontent ici, dans un combat permanent, les vents, les courants, les eaux tumultueuses. Le grand bras, le plus à l’ouest, large d’un kilomètre, marque la limite des terres. Le petit, plus étroit, éloigné du premier de vingt kilomètres, fend en deux une longue plage de sable fin. À peine découpée, bordée de belles dunes, elle s’étire sur plus de cinquante kilomètres puis s’achève en bordure du golf des «eaux mortes».

Cette zone, proche du niveau de la mer, est submersible. Certains étangs sont même parfois en dessous. Au gré des saisons, des vents et du débit du fleuve, la profondeur et la structure du trait de côte changent et parfois se déplacent. Soumise aux remous, aux inondations et à un enlisement par les alluvions, l’homme ne s’y attarde pas. Elle demeure quasiment déserte et à l’état sauvage encore de nos jours. De nombreux oiseaux, des flamants roses notamment, des taureaux, des chevaux et des serpents y sont dans leur élément. Dans cet univers instable, évidemment, les échouages et les fortunes de mer sont fréquents.

C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé. Ils se sont échoués.

Surement, dans un esprit de prévenance, la Méditerranée et la terre se sont donc arrangées pour esquisser ici, entre ces deux points chauds, une grande anse aux eaux profondes : la baie. Prenant comme limite frontalière le grand côté du redoutable et violent cours d’eau, elle est à peu près rectangulaire. D’une longueur d’une dizaine de kilomètres, quatre, seulement, suffisent à sa largeur, dont la moitié environ est ouverte sur la pleine mer. Cette sorte de brèche laisse entrer et sortir l’eau et les navires tout en brisant la vitesse et la force des vagues venant du large. Cela a son importance car à l’intérieur, c’est donc naturellement plus calme et plus paisible.

Attendre ici tranquillement, au mouillage, le temps que les éléments se calment et que la clémence regagne les cieux est souvent, pour le marin, le meilleur choix. Ici, c’est un abri marin. Un asile temporaire, certes, mais un asile appréciable.

La découpe de la côte et sa profondeur permettent l’accueil sans risque d’embarcations, même les plus grandes.

À ce que l’on sait, les marins connaisseurs ont repéré l’endroit depuis des siècles. Déjà, les Romains y firent mouiller leurs navires. Il en reste, au fond, des épaves immergées. Dernièrement, à quelques mètres de la rive, des plongeurs ont retrouvé d’étranges vestiges. Certains spécialistes pensent qu’il s’agit des traces prouvant l’existence d’un chantier naval romain. D’autres, d’une nature plus sceptique, jugeant les éléments insuffisants, préfèrent réserver leur analyse et affirment que pour l’instant, il ne s’agit que d’une hypothèse parmi d’autres. Ce qui n’est contesté par personne, est l’existence, dans l’antiquité, d’un port d’importance. Certains diront de grande importance, situé tout au nord, au fond du golf, sur une belle ligne droite s’étendant sur quatre à cinq kilomètres. Aujourd’hui, de l’époque romaine, il ne reste rien de visible mais on trouve beaucoup d’épaves bien plus récentes.” Umberto fait une pause le temps de remettre de quoi s’abreuver dans son verre.

Sers toi bien Marcello

dit-il. Fameux ces pérails non ?

Attends, j’ai d’autres surprises locales.” poursuit Umberto

Amenant son verre avec lui, il fouille dans un sac à l’arrière de la méhari et ressort un énorme saucisson. Pas très long, mais très large. Marcello se dit qu’il doit peser dans les deux cent grammes.

– “ C’est du taureau mon ami. Du taureau aux noisettes. Attends je vais chercher de quoi l’accompagner.”

De retour à sa voiture, il sort une miche de pain de campagne et une bouteille de rouge, visiblement un vin local.

Lirac, avec ça et la chaleur tu vas faire une sieste mémorable, mon ami. Sur la plage polluée, tu t’allongeras, les yeux tu fermeras, les torchères tu oublieras, les lâchers de gaz tu sentiras, les enfants tu entendras. Tu vois ici, c’est comme là-bas. On est en famille.

Avant qu’il y ait tout ce bordel,” Umberto montre les installations pétrolières,

puis il reprend “Avant qu’on se fasse empapaouter, personne, tu m’entends bien personne, n’osait poser le pied ici. Sur cette terre. Je peux même dire sur notre terre. C’est pas parce qu’une partie de la famille est loin, qu’elle ne fait plus partie de la famille.

Hein ! Tu es d’accord Marcello ?

Le ton monte, l’accent se tend, les gestes deviennent saccadés. Umberto s’emporte. Il parle de plus en plus fort et il reprend avec véhémence. “Personne, je dis bien personne, depuis notre arrivée en 1500 et des broutilles n’est venu mouiller dans notre baie sans notre autorisation. Je te jure, pas même les boches. Ils ont installé leurs défenses derrière, au château, sur le haut de la falaise et amarrés leurs yachts plus loin, en dehors, à l’ouest.

Mais ici rien. Niente. Nessuno !

Faut dire quand même qu’on avait un pacte et puis aussi de quoi les convaincre. La seule fois où ils ont tenté de faire prendre un bain  dans la baie à un de leur U-boat  emplis du fric qu’ils avaient piqué en afrique. Plouf, perdu, coulé, plus jamais ils ont retrouvé le blé et pour cause !”

Umberto semble mourir de soif, il avale coup sur coup deux ballons de jaune. Son cœur doit battre la chamade car il s’assit brutalement, essoufflé, presque épuisé. Un verre suffit à lui faire reprendre les esprits. Il coupe de généreux morceaux de saucisson qu’il glisse entre deux tartines qu’il dispose sur le plateau de bois.

Vas-y sers toi, avant que ça ne refroidisse. ha ha !

Rigole Umberto

Ça faisait un  moment que Marcello avait l’eau à la bouche. Un verre bien rempli de rouge dans une main, la tartine dans l’autre, il réfléchit à ce que vient de dire Umberto. Il se souvient de cette histoire de sous-marin perdu. Même après la guerre, certains avaient tenté de le retrouver pour récupérer le trésor perdu. Dans son souvenir et à ce qu’on lui avait dit, jusqu’à l’industrialisation en soixante-dix, ce fut un no man’s land. Umberto a raison, la seule fois où un pied « allogène » fut posé sur ce sol, la cause en fut accidentelle. Comme pour les ancêtres, ce fut la conséquence directe d’un navrant cas de force majeure.

Longtemps cette histoire avait fait rêver l’enfant Marcello. Souvent il allait marcher sur la grève cherchant à trouver des traces de ce périple.

– “ Vous la connaissez ?” Demande Marcello à Umberto.

– “Absolument pas “répond Umberto

-” Alors c’est à mon tour de raconter l’incident. L’événement fut suffisamment marquant pour qu’Alexandre Dumas, concerné au premier chef, en fît le récit. Il s’agissait en réalité du naufrage de sa propre goélette nommée EMMA, la plus « luxueuse de ses propriétés maritimes » dit-on. Il l’avait prêté à un capitaine qui partait pour une expédition sur la côte d’Afrique. Retenu à terre par des obligations, l’écrivain-propriétaire ne fit pas partie du voyage.

Début de soirée du 14 août 1865, jour de tempête, le navire qui venait de faire vingt deux milles environs depuis l’île toute proche où il avait entamé son voyage, voulu comme il se doit, se mettre au mouillage dans la baie afin de s’abriter du mauvais temps. Hélas, il chassa sur ses ancres, le navire ripa puis s’échoua. Ceci donna lieu au débarquement sur la plage des rescapés et du matériel embarqué. Cette installation qui dura pendant deux mois, dans un campement de survie, fit écrire à un des membres de l’équipage à propos des autochtones, des Italiens, donc :

Qu’il me suffise de dire que les riverains se montrèrent aussi peu hospitaliers envers les naufragés que si le désastre eut lieu sur les côtes les plus barbares de l’Afrique ou de l’Océanie.

– “ Ha Formidable !” rétorque Umberto en tapant sur sa cuisse avec sa main droite. Main dans laquelle il tenait aussi son verre dont, évidemment tout le contenu s’est vidé entre la terre et le ciel pour retomber par chance sur le mur de la maison.

Umberto prend un air sérieux, jette un œil à sa montre. Elle est toute dorée avec un énorme cadran. Le bracelet brillant rappelle la couleur des dents que se faisaient les conquistadors avec les bijoux qu’ils arrachaient aux tribus envahies qu’ils anéantissaient. Il lève les sourcils. Se lève brusquement et après un “coquin de sort” sur un ton étonné, regarde Marcello dans les yeux et lui dit :

Bon écoutes moi, mon gars, j’étais venu fermer la casa. Je t’ai vu, on a bu et bien rigolé, mais là je dois reprendre mes activités.

 Je suis attendu. C’est du sérieux. J’ai des occupations moi. Et me demande pas lesquelles. Je ferais aussi la tombe. J’espère que tu es pas journaliste car sinon il va falloir que tu brodes sur ton petit carnet. Mais bon il faut ranger. Tu veux garder le sauciflard ?”

Marcello se lève aussi et décline l’invitation. Qu’en ferait-il ? Ou le mettrait-il ? 

Chacun débarrasse puis range chaises et table. Umberto recharge sa glacière.

– “Je peux vous poser une question Umberto ?” demande Marcello.

– “ Vas y mon pote. Je t’en prie. Ne te gène pas ! ”

– “Merci. Alors voilà, avant de partir, Bénito a eu cette phrase “on manquait de tout mais jamais de riz “. Enfant, je me souviens de tous les sacs de riz qu’on entassait mais je n’ai jamais su d’où ils provenaient surtout que de vous à moi, on préférait nettement les pâtes. Vous savez ce que voulait dire Bénito ?”

Oh Oui, bien sûr que je le sais, peuchère comme dit Bénito, mais moi je te le dirais pas.

Ça me regarde pas. C’est pas mon histoire. Il te faut trouver le toubib, un certain Le-Dinh. Il est très au courant de ça et d’autres choses mais il faut arriver à le faire parler. Il est plutôt du genre carpe, tu sais muet comme elle. Comme si les autres poissons savaient parler ! Bon c’est pas que je m’ennuie, mais il faut que je te laisse. Ravi d’avoir fait ta connaissance. Peut-être on se reverra.”

Umberto ferme la porte de la maison de Benito à double-tour, saute dans sa méhari qu’il démarre énergiquement. Marcello reconnaît le “clac” que fait le levier du frein à main quand on le lâche. Le moteur ronronne puis l’avant se lève et la voiture s’éloigne, d’un coup emportant avec elle son bruit de deux chevaux Citroën “toujours imité, jamais égalé” pense Marcello.

Umberto lève le bras en s’éloignant. Comme on fait ses adieux à un ami de longues dates, Marcello lui répond chaleureusement. Il se rappelle soudainement la blague de cours d’école qui consistait à faire compter les troènes à haute voix à un camarade. Au chiffre six, c’était l’éclat de rire assuré.

Il est quinze heures et le soleil est bien raide. “Sa tape dur”. Il remet son chapeau sur sa tête puis cherche un cigarillos dans la poche extérieure de sa veste qu’il a posée sur un bras. Pour l’heure il va se mettre au frais dans un bistrot. Se rappelant que tout est fermé pour cause de pandémie, il décide de rentrer directement à son hôtel. Demain, si c’est possible, il ira visiter Bénito à l’hôpital. En rentrant, il téléphonera à Lilia pour avoir de ses nouvelles. Puis appellera le docteur Le-Dinh pour les dernières infos sur la santé de Bénito et connaître l’endroit où il est hospitalisé, puis il lui proposera de déjeuner ensemble à midi ou le soir.

C’est comme il voudra !

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2022

 

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