Fiction - MATAHI – Episode 28
Temps de lecture approximatif : 30 – 39 minutes
Temps de lecture approximatif : 30 – 39 minutes
1958 – France – sud, en bord de Méditerranée.
Je t’assure, encore aujourd’hui, cet objet éveille toujours en moi le même ressentiment, la même rage, le même haut le cœur.
Il représente, à lui seul, toute la charge négative de ces moments où j’ai touché du doigt l’indignité et la bêtise dont sont capables les adultes. Et ne nous y trompons pas. Cela n’a rien à voir avec la pauvreté. C’est leur esprit cloisonné, hostile à tout courant d’air frais que je critique. J’ai croisé au cours de ma vie nombre de grands artistes dans tous les arts fort désargentés, vivant chichement mais ne laissant jamais place à une telle déchéance.
Voilà c’est dit !
Qu’en soient avisés les honorables et honnêtes commerces, qui, comme une lampe rouge signale un lupanar, une croix verte une pharmacie, une carotte orange un bureau de tabac, le rideau de porte multi couleurs à lanières en matière plastique, identifie immédiatement pour moi un lieu infréquentable, complice et coupable d’une terrible perdition : celui du naufrage par l’alcool.
Traumatisme du rideau !
Traumatisme d’enfance !
Tu auras compris mon ami, je dois te faire l’aveu que c’est un endroit que je maudis de toutes mes forces. Ce lieu est le témoin ou la cause ou les deux, du naufrage des hommes, des pères, de mon père.
Il est bondé tous les soirs mais aussi les jours de triste mauvais temps. Jour fatal où les pêcheurs ne sortent pas en mer. Quand on ne travaille pas, ici, on s’ennuie, on se traîne, on sirote et finalement, on s’échoue au troquet. Le comble du marin !
Le comble du marin !
Ce débit de poison qui délite nos paternels, liquéfie leurs âmes, est pour nous une terrible douleur profonde, sourde et cruelle. Il n’y a pas d’exception. Aucun enfant n’échappe à cette chape de plomb.
Comment est-ce possible de s’auto dégrader autant ?
Si souvent ?
Ceux-là même qui se qualifient volontiers « d’hommes d’honneurs », dont tu te doutes bien qu’à ce moment là je ne connais que le sens propre, qui aux beaux jours, sont bien vivants, bien en force, donneurs de leçons, ceux-là même, dès qu’arrive le milieu de la nuit, ou pire, en milieu d’après-midi les jours de mauvais temps, se muent dans une totale transformation, une dégradation progressive, une liquéfaction de l’âme, en loques disloquées, perdues, humiliées finissant par être pour nous aussi très humiliantes.
A dire vrai, on a plusieurs fois pensé à mettre le feu à la baraque.
Je m’y vois encore, complotant avec mes camarades, « La faire disparaître à jamais : c’est une sacrément bonne idée ça ! » Elle nous tarabuste et à chaque fois elle rejaillit. Comme ça reste dans le domaine du possible, du faisable, elle nous redonne un bref espoir. Celui de récupérer une fois pour toute, nos pères en meilleur état. Si réduire à néant ce lieu est la meilleure façon d’éradiquer ce fléau alors, la destruction volontaire nous paraît légitime. On y voit un acte de résistance.
Mais qui aura le courage d’y jeter une allumette ?
Certainement pas une des femmes ou des filles. Le seul moment de répit de leurs petites vies, est précisément celui-ci. Quelques instants où une subtile conjonction fait que le mâle nocif, loin, est trop occupé à autre chose qu’à leur nuire, que les plus petits dorment à poings fermés et que les plus grands, livrés à nous-mêmes, vaquons dehors à nos occupations libertaires. C’est la seule période de calme où elles peuvent penser leurs plaies et penser peut-être un peu à elles-mêmes.
Alors, y mettre le feu, oui mais qui ? Un enfant ?
C’est tellement présent dans notre esprit qu’on a même imaginé que le jour J, il faut qu’on veille à ne pas tout faire brûler car le jour d’après on vient récupérer au passage quelques beaux restes de planches pour nos propres cabanes. Les constructions sauvages, éphémères, sont aussi nos évasions. Elles nous sortent un peu de ce hameau tristement routinier où tout est gris. Mais dans ces contrées de garrigues salées, le bois y est très rare, il est souvent déposé sur la plage par la mer fâchée. La récupération est de mise.
Aux beaux jours, la fermeture du taulier ne clôt pas hélas les tristes agapes qui se terminent souvent en bagarre. Après le bistrot, c’est la pétanque qui rallie les faveurs de ces messieurs. Là au moins c’est à l’extérieur et c’est donc ventilé, mais les éclats de voix se propagent dans toute la paroisse. La recherche de savoir qui a le point finit par se perdre ou se gagner aux poings.
C’est souvent le point final de la soirée.
Puisque j’en suis à te parler de mes rancœurs, il faut que j’aille jusqu’au bout. Je dois te raconter la suite. N’y vois nullement le récit d’une enfance malheureuse. Je maintiens ce que j’ai déjà affirmé, j’ai vécu dans le bonheur. Ce serait plutôt l’histoire d’une lente chrysalide, d’une formidable quête d’un graal qui s’appelle la fabrication de la personnalité. C’est sûrement une prise de conscience progressive de la réalité humaine et probablement la formation d’un avis personnel, plus tranché, peut-être même est-ce la naissance d’une éthique et, qui sait, d’une vision politique. C’est tout simplement un enfant qui sent qu’il devient adolescent. C’est la magie de grandir ! J’ai vraiment adoré cette période.
Mais puisqu’il faut raconter, je te raconte le plus honnêtement possible ce qu’à cette époque je vois et je vis.”
Je propose à Marcello d’aller s’installer au salon où le whisky nous attend.
– “Glace ?” demandais-je
Marcello répond avec son beau sourire et fait un V avec deux doigts.
– “Deux petits s’il te plait. Juste pour le plaisir d’entendre le joli cognement des glaçons sur le cristal du verre. C’est un peu comme un rituel. Avant que le whisky ne s’occupe de mon gosier et du reste, ça me réchauffe le cœur. Ça me met en condition, ça me donne du baume à l’ouvrage en quelque sorte !
Je poursuis ?” interroge-t-il ?
Je l’encourage d’un geste de la tête.
Fort bien !
Maintenant que j’ai commencé, le plus dur est fait.
Du coup je suis terriblement impatient de continuer. C’est palpitant de tenter de se rappeler, de fouiller dans les souvenirs. Replonger dans cette époque m’est finalement agréable. Cette introspection me ravit. Je craignais le piiiiire ! Repartons plein sud. Je vais te décrire la vie des gensses des baraques d’en bas.”
Avec aisance, Marcello s’installe sur le canapé. Il enlève ses chaussures et pose ses pieds sur la table basse en bois rouge de Madagascar. Le verre de whisky dans une main, le havane dans l’autre, tout est paré pour un accostage direct et sans filet sur sa plage natale.
« La géostratégie de cette micro société est, depuis la dernière guerre, régie plus par dépit que par la volonté d’un quelconque esprit démocratique. Dans tous les domaines, une sorte de convention tacite interdit tout dépassement des uns sur les autres. C’est le nivellement par la médiocrité. Si rien n’est dit expressément, tout se perçoit assez clairement. Nul besoin de règles écrites, de règlement affiché, les us et les coutumes se perçoivent, se devinent : « pas de vague, pas d’accoutrement insidieux ou expressif ».
L’équilibre est fragile.
C’est une mini planète, populaire, hors du temps, qui a sa propre logique. Sa vision est singulière et parfois simpliste. Elle est une étoile dans une galaxie dont elle ignore tout, mais au fond, dont elle se fout éperdument. L’ailleurs ne l’intéresse en rien. Une sorte de : « moins j’en sais, mieux je me porte ».
Il faut digérer le passé et gérer le présent.
Qu’ici soient remerciés Charlemagne, Jules Ferry, mes institutrices et instituteurs et toutes celles et ceux qui œuvrent à l’enseignement.
Très tôt, la scolarité me permet de sortir des baraques d’en bas, de monter au château et d’être confronté puis de saisir la réalité particulière de cette petite population d’adultes où je vis. Plus je grandis, plus je prends du recul, plus je constate à quel point le désintérêt général est gigantesque surtout chez les hommes.
Rien ne les intéresse.
Ignorance savamment cultivée pour tout ce qui ne touche pas au quotidien immédiat. D’abord surpris, je ne comprends pas quel est l’intérêt de cette incuriosité. Ensuite je suis frappé par la justification apportée à ce dédain besogneux. L’entretien de cette inculture volontaire leur paraît être une force ?
Les savants en quelque sorte, ils ne savent rien, en tous cas rien de la vraie vie.
me répond-on, “Demande leur d’aller pêcher une langouste, de réparer un pointu, de prévoir le temps de demain et tu verras s’ils savent autant de choses que ce que tu crois !”
Aucun sujet autre que leur petit pré carré ne mérite qu’on lui porte attention. Je vis mal cette arrogance, cette incompréhension vis-à-vis de la découverte, cette absence de curiosité, cette condescendance face au savoir, cette suspicion face à l’envie d’apprendre et cette agressivité sourde contre la volonté de comprendre.
Le savant est-il fatalement malhonnête ?
Le connaisseur est-il forcément un hurluberlu échevelé ?
Le curieux est-il un être si toxique ?
Le scientifique est-il définitivement un inconscient de la réalité ?
J’en suis d’autant plus heurté qu’ils se sentent détenteurs de la vérité, possesseurs de la raison. Leurs attitudes et leurs regards trahissent une certaine fierté et un insupportable sentiment de supériorité. Si supériorité il y a, elle est physique, uniquement liée au fait que nous sommes des enfants face aux adultes. Un jour, je le sais, je le sent, les choses vont fatalement s’inverser.
L’ignorant va morfler !
Cette meurtrissure a du bon, elle fait naître en moi une peur terrible, celle de me laisser enfermer. Je suis habité par une profonde angoisse, celle de devenir comme eux. La frustration que crée la pauvreté de leurs relations est si forte que, insufflé et encouragé par l’école, et en cachette, avec la complicité silencieuse de ma mère, puis de certains enseignants, j’avale des livres. J’explore le monde.
Je me souviens plus particulièrement de deux sujets qui provoquent un choc quasiment existentiel.
La découverte des peuples d’Amazonie et des photos du Machu Picchu. Tout ce vert, cet air humide, cette forêt sans ligne d’horizon qui paraît impénétrable, la description de ces chants d’oiseaux, du cri des singes hurleurs, les illustrations de ce peuple qui vit à demi nu dans des cases en feuillage et terre battue, tout me fascine. Ma vie se transforme vite en un profond désir de connaissance. Une sorte d’obsession. Plus j’en sais et plus je m’aperçois que la découverte, l’apprentissage, la rencontre avec l’autre, le fait de vouloir et de pouvoir dépasser la ligne d’horizon, de savoir qu’ailleurs il y a des montagnes de savoirs, de rechercher des histoires de vie à partager, des connaissances à faire, sont une nourriture permanente, la source d’un infini bonheur, un enrichissement constant, aussi précieux que la propriété d’un bien matériel. Je n’ai pas encore dix ans, mais je suis dès lors persuadé que tout le bonheur du monde est à ma portée et qu’il passe par la compréhension, l’expérience, l’ouverture aux autres. Je n’ai alors qu’un projet, partir à la découverte du monde. Je n’en parle à personne.
Je ronge mon frein comme on dit.
J’ai heureusement une botte secrète. De temps en temps, je peux compter sur un justicier complice pour régler le contentieux : l’orage.
Si par temps calme on entend la mer qui berce la vie hypocritement paisible du village et qui caresse langoureusement la plage dans toute sa longueur, par grand vent, O rage, O festival, la tôle des maisons et les plaques du bistrot rivalisent de claquements en tous genres. Par tempête, c’est l’apothéose, le feu d’artifice, le métal qui hurle, la pluie qui fait tinter l’émail des publicités, l’eau qui gicle des toits, les vagues qui déchirent le calme, tout s’anime dans un bruit monstrueux, pendant que les frêles tamaris tentent de lutter un temps contre la force du vent avant de faiblir et se laisser coucher, vaincus.
Si je ne suis pas dehors, j’adore ce moment de folie où la météo se lâche. J’y vois plusieurs actes symboliques, mystiques, au service du ressentiment que j’ai pour les adultes.
L’orage bouscule le raisonnable de ces vies trop sérieuses, trop coincées, trop pauvres en aventures.
C’est jour de justice suprême !
Dans ces moments-là, je sais que même les pires dictateurs, les plus en vus, les plus harangueurs, et au village on en compte plus d’un, se font tremper comme de vulgaires péquenauds, de la tête au pied. Dans un fracas assourdissant sous les éléments déchaînés, j’aime les voir courir dans tous les sens, se protégeant la tête, bêtement, le plus souvent avec un vieux journal qui déteint. Je me réjouis de les observer, se trempant les pieds, majoritairement dénudés, dans les flaques boueuses qui giclent sur leur passage et souillent un peu plus leurs vêtements déjà très limites. Je jubile de cette silencieuse mais délicieuse revanche sur l’autorité en général et sur l’abus des adultes, qui parce qu’ils sont adultes se croient au-dessus de nous autres les enfants.
Comme un chef d’orchestre, j’anime le festival, je balance mes bras d’un éclair à l’autre, profère même des menaces envers certains contre qui j’ai une « dent », un vrai ressentiment, qui pourrait s’apparenter à de la haine, si ce n’est pas un sentiment que malgré moi à l’époque j’ignore totalement. En cela j’ai hérité de mon père qui est un pacifiste convaincu.
Par contre quand la foudre se rapproche dangereusement et menace de tomber à proximité, c’est directement pour moi la fin de partie. Je ne joue plus, tant pis pour la vengeance sourde, je me retrouve les pieds sur terre face à la dure réalité, prêt à m’enfouir mille mètres sous le sable. La violence lumineuse et le bruit du phénomène me font terriblement peur, me terrorisent, me terrifient. Encore aujourd’hui, la foudre me rend particulièrement modeste et j’avoue éviter les zones orageuses. On raconte tellement d’histoires sordides sur cette fée électrique qui crame tout sur son passage. Seul réconfort, celui de compter les secondes entre l’éclair et le bruit où s’il y a plus d’un chiffre c’est, m’a-t-on expliqué, que le danger est à plus d’un kilomètre et que tout danger est écarté. Il y a parfois des mensonges qui font du bien.
Après l’épisode, épuisé, je retrouve naturellement la raison et la vie poursuit son cours.
Marcello s’interrompt. Il est un peu éprouvé par son récit. Je tente de venir à son secours par une question.
– “Tu parle de ta mère qui t’épaule dans ta démarche personnelle de quête de connaissances, est-ce une attitude commune à toutes les mamans ?”
– “ Vaste sujet mon ami. Je ne suis pas certain de pouvoir répondre dans l’intégralité. De ce que je sais, ma mère est la seule qui a cette préoccupation. Je crois que mes parents, bien que mon père ne brille pas de tous ces feux essentiellement à cause de sa consommation excessive d’alcool, je crois qu’ils sont atypiques. D’ailleurs à me voir on peut le croire n’est-ce pas ?
Ma mère a une place à part dans le couple.
Elle a toute sa place.
Elle jouit d’une liberté totale. C’est d’ailleurs ce qui rend très étrange, voire improbable la version de son assasinat par mon père. Surtout que le couple est très uni. En tous cas en façade.
Ici, il y a deux mondes qui se côtoient : celui des enfants et celui des autres.
Le premier est relativement respecté par le second probablement par désintérêt et puis la force numérique est de notre côté. Si on ajoute les mères de familles au nombre de bambins, les pères sont largement minoritaires mais ce sont les commandants. Nous, les enfants, jusqu’à 15 ou 16 ans pour les garçons, et sans limite d’âge pour les filles, on est plutôt largement du côté des mamans.
Elles ne sont pas considérées par les hommes.
Elles font l’objet de rumeurs incessantes, lancinantes auxquelles nous les enfants on ne prête même plus aucune attention. Elles pourraient avoir fricoté avec le grand sauvage et beau célibataire de la première maison, celui dont on ne sait rien : le grand B.
Quelques bruits courent, puis s’estompent, puis reviennent parfois, au sujet de la réelle paternité des uns ou des autres. Des doutes subsistent. Ce qui est certain, c’est que tous les rejetons, un peu plus d’une trentaine, filles et garçons sans exception, sont bien d’ici. Pour nous ce n’est pas un problème. Pour s’amuser, on aime à se dire entre copains ou entre copines,
si ça se trouve, tu es ma sœur, et moi, je suis ton frère !
C’est comme ça, ça ne nous choque pas puisqu’on est tous nés ici à une exception près !
Ce que je sais, par mes copains, c’est que souvent le soir, après le repas, sur un prétexte toujours fallacieux : la cuisine, le ménage, les enfants, l’argent, la correction masculine tombe. L’homme n’évoque jamais, ni ne fait référence à l’objet du délit supposé. C’est selon leurs propres expressions, avec justesse et détermination, que les soi-disant virils, infligent ce qu’elles ont mérité aux fautives, même si la faute n’est pas avérée et qu’il ne s’agit que d’un soupçon de s’être occupées d’autre chose que de faire leurs devoirs de femme au foyer.
Bats ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait !
Le triste événement marque, en quelque sorte, le rituel de fin du jour. Ici on n’est pas boulanger, la pomponette, elle n’a qu’à bien se tenir et puis ce n’est pas du cinéma. C’est avec le sentiment du devoir accompli, que l’homme s’en va ensuite débuter sa nuit dans ce qui se fait passer pour un bistrot dont on sait dans quel état on le ramasse en fin de partie.
Tu comprends donc que les femmes n’ont pas beaucoup de satisfactions.
Souvent, “toto dans sa belle auto”, qui lui est un dragueur avéré mais ne sort jamais de son camion, leur fait cadeau de quelques magazines avec de jolies photos du monde.
Le contraste est sublime.
Il n’y a aucun point commun entre chez nous et les images sur papier glacé qui montrent de belles tenues, des bijoux, des flacons de grands parfums portés par de superbes femmes, élégantes, gantées, posant devant des automobiles rutilantes ou des demeures bourgeoises au gazon anglais tondu de près. Cela est tellement irréel et inaccessible aux femmes de chez nous qu’elles n’y prêtent guère plus d’attention que le temps nécessaire à un coup d’œil dédaigneux.
De toutes les façons, elles ne savent ni lire et, plus gênant pour elles, ni même nager.
Aucun espoir de rejoindre une barquette au loin pour s’évader. Coincées entre le canal et la mer, elles se trouvent prisonnières de murs invisibles. Seule la rêverie leur permet de s’évader des sentiers mille fois battus et rebattus. S’aventurer hors du petit territoire ou, si l’on veut être plus précis, du grand terrain est totalement inenvisageable. Aller récupérer du bois flotté sur la plage, pour alimenter le feu, ou chercher de l’eau au puits, sont les seules occasions qui leurs sont offertes de s’éloigner un peu des maisons et de leurs maris. »
Marcello est dans une profonde tristesse. Les mauvais souvenirs remontent à la surface. Je m’empresse de changer de sujet.
– “ Souhaites-tu que nous fassions une pause, ou que nous nous arrêtions là pour ce soir ?”
Marcello ne répond pas.
Un silence pesant enveloppe toute la pièce.
Je me lève et pour me donner un alibi, bien que son verre ne soit pas totalement vide, je lui resserre un doigt de whisky puis je lui tend la boîte de cigares.
Ha, bien volontiers, mon ami.
Merveilleuse idée que tu as là !
Non, non, ça va. On continue. C’est digéré. On reprend. Je dirais même qu’on en finisse. Ton exercice est épuisant sais-tu ? Que souhaites tu encore savoir Monsieur l’inquisiteur ?”
Il allume son cigare et son sourire spontanée revient. Il me regarde et dans les yeux me dit :
– “Je plaisante évidemment. N’en prends pas ombrage. Il n’y a pas de questions indiscrètes ! Tu le sais. Alors vas y. Je te tends la perche. Ose, mon ami, ose. Pose ta fatidique question.”
– “Oh elle est simple. Quand vous n’êtes pas à l’école, mise à part gambader ou naviguer nu sur la mare au canard, quand tu n’es pas dans les bouquins, quelles sont les autres occupations de ton enfance ?”
Marcello reprend une position assise. Il remet ses chaussures.
– “Petite précision, les bouquins sont à l’école et ils y restent. Je ne pense pas que mon père soit fâché que j’en ramène à la maison, au contraire même, mais par contre nous craignons, ma mère, les profs, que cela puisse lui porter préjudice si quelqu’un du village s’en aperçoit.
Pour ce qui concerne nos occupations, comme tu le sais, nous sommes des familles de pêcheurs.
Il n’est pas prévu sérieusement de pouvoir exercer d’autres métiers. Notre univers est donc fort poisseux. Ici, on est enfants de pêcheurs où on n’existe pas. La pêche, le poisson, la météo sont les points communs entre chacune et chacun des habitants. Il n’y a aucun mystère sur ces sujets. C’est l’unique culture du village, mieux, c’est son savoir. La forme des nuages, l’orientation du vent, la brillance des étoiles, l’ondulation des vagues, la sècheresse de la brise, la violence du soleil, la pureté de la ligne d’horizon, la senteur de thym ou au contraire l’odeur des embruns, la couleur du soir, tous ces éléments ont un sens. Ce sont des indicateurs, des indices.
Avant de savoir lire ou écrire, chacun de nous est capable de prédire le temps du lendemain.
Nous avons appris à regarder les nuages avant de nous embarquer dans nos épopées maritimes. Quand en pleine mer, si on se prend un orage imprévu sur la tête, ce qui -ceci dit entre nous- arrive fréquemment en Méditerranée, il y en a toujours un pour accuser l’autre de ne pas avoir su le prédire.
Tout ça pour t’illustrer qu’enfant ou pas, tout tourne autour du poisson et de la mer. A ce sujet, la nature humaine est bien partout la même. Bien que cela soit des bouches à nourrir, on sait pourquoi les agriculteurs font des enfants, c’est pour la main d’œuvre gratuite. Et bien sans qu’ils se soient téléphonés, chez les cultivateurs marins l’idée est la même.
Au retour de l’école ou le week-end nous sommes mobilisables.
Avant chaque retour de pêche, dès qu’on aperçoit le retour des bateaux, une mission spéciale et automatique se déclenche pour les gamins. Depuis le hangar commun, il faut, le plus souvent posés sur une épaule car tout le monde n’a pas de brouette, amener sur la plage des sacs de jute remplis de 10 kilos de sel et de l’autre main tenir des dizaines de caissettes vides en bois de peuplier dans lesquels sera déposée la pêche du jour. Une fois que chacune d’elle est étalée par terre, en ligne, on y couche un joli lit de sel qui accueillera la poiscaille du jour. Jusque-là ce n’est pas encore trop compliqué.
Mais arrive le plus réjouissant.
Une fois la barque tirée à terre, il n’y a plus qu’à plonger dans la masse gluante, trempée, et du fond de la cale, ramener les poissons plus ou moins vivants, plus ou moins véloces, les trier par race puis par taille et les répartir en les jetant les uns après les autres sur la couche salée dans la caisse adaptée. Il faut prendre garde à ne pas dépasser 10 kilos par cagette, sinon, même à l’aide de la brouette, ça devient intransportable.
A toute inconvénient, il y a un avantage.
Sans que les adultes ne s’en rendent compte on a un petit jeu entre nous qui consiste à se pousser les uns et les autres dans la barque afin de se retrouver quasiment nu dans un bain de poisson. Evidemment on ne sait rien encore de ces choses du sexe qu’on découvre plus tard, mais le contact gluant et le toucher particulier des poissons aux écailles refroidies et de la viscosité des anguilles qui glissent entre les mains et sur l’ensemble du corps provoquent des sensations fortes qui se rapprochent d’un orgasme psychique et physique. En apparence nous nous plaignons de cette chute mais le désir est si fort d’y être repoussé qu’on y revient sans arrêt.
C’est à ce point jouissif que…
nous nous punissons nous même en refusant de pousser le camarade avec lequel on s’est fâché, sauf évidemment quand on repère au fond de la barque quelques oursins bien frais. ha ha !”
Marcello est ému par ce souvenir.
Je vais t’avouer que je n’ai jamais retrouvé cette sensation.
Aucun et aucune partenaire n’a accepté de me suivre dans cette merveilleiuse idée érotique d’un bain de poisson mort. C’est pourtant réjouissant non ? Même pas tenté ? Je le déplore ! Ce monde est si cruel. Vous ne savez pas ce que vous perdez les amis.
Tant pis pour vous !
Tu peux te vanter de m’avoir fait vivre beaucoup d’émotions en une seule soirée mon ami.
Bien revenons à notre débarquement.
Une fois le déballage terminé, et les cageots pleins, on les embarque à destination du hangar. Empilés là, par catégorie, ils sont progressivement étalés sur une table géante, d’où suinte un sombre liquide mêlé de rouge et de noir.
Les femmes, équipées d’un grand tablier bien taché, armées d’un couteau bien aiguisé et bien pointu, vident chaque poisson avant de les tremper dans une barrique pleine d’eau. Elle devient toute rouge et déborde à chaque trempage.
Enfin, les enfants , après avoir ajusté le niveau en sel, doivent les répartir proprement en ligne, dans les caisses, les uns à côté des autres, en veillant à ce que chaque poisson soit joliment présenté sous son meilleur profil. Sur ce point, aucune tolérance n’est admise.
On sent bien qu’on touche là, à notre mine d’or.
Une caissette mal présentée et « c’est un prix qui baisse », paraît-il ! Une petite partie de la cargaison reste pour nous, l’autre est enfournée dans la camionnette de l’épicier lors de son passage.
Mais la poissonnerie n’est pas notre seul esclavage.
Quand arrive un coup de mer, on sait que dès le lendemain on a droit aux travaux forcés. C’est la corvée de bois. Armés de brouettes ou à la force des bras, sur des kilomètres, on ramène la laisse de mer. On doit ramasser ce que la mer a laissé la veille comme branchages, arbres morts, brindilles qui peuvent servir de bois de chauffage ou de bricolage. Parfois ce sont des troncs gigantesques qu’il faut se répartir et souvent scier à plusieurs bras.
Sûrement qu’ils viennent de l’autre côté, de l’autre continent, de l’Afrique.
A chaque fois, je tourne et retourne autour cherchant une trace, un signe, un message, une preuve du voyage. Où était-il planté ? Que voyait-il du haut de sa cime ? Depuis combien de temps était-il en terre ? Quelle langue entendait-il ? Toutes ces questions sont restées sans réponse et ont contribué à mon désir d’aller voir ailleurs.
Par très gros temps, lorsque durent les mauvais jours, nos allers et retours sont si nombreux qu’ils en sont harassants. Tel un skipper encalminé dans la pétole qui implore Eole pour relancer sa navigation, nous, on prie le ciel pour que revienne le beau temps ou que le vent tourne, qu’il arrête de souffler depuis la mer. Bref qu’il vire mistral ou tramontane et qu’il éloigne tous les débris le plus loin possible de notre plage.
On hait les entrées maritimes.
Les jours de congés, quand on ne va pas naviguer et que nous n’avons pas de servitudes, dès qu’on peut, on est quelques-uns à aller se planquer dans un coin secret, derrière le stock de cageots au pied du bistrot. Un trou dans la paroi permet de voir et surtout d’entendre ce qu’il se passe à l’intérieur. Avant le repas de midi, à l’heure de l’apéro, Marius, c’est notre lecteur public, notre journaliste, notre informateur, lit le journal à voix haute. Il en sait des choses Marius, même qu’on dit qu’il sait lire entre les lignes. Nous, on ne comprend pas tout, mais on sait qu’il se passe de drôles d’histoires. Ça parle de dockers, de grands-pères (Pépé Guérini), d’attentats, d’incendies et de belge (Françis le Belge), de Vietminh, d’algériens et de pornographe.
La lecture, nous les enfants on estime qu’on pourrait la faire.
A chaque fois, je tourne et retourne autour cherchant une trace, un signe, un message, une preuve du voyage. Où était-il planté ? Que voyait-il du haut de sa cime ? Depuis combien de temps était-il en terre ? Quelle langue entendait-il ? Toutes ces questions sont restées sans réponse et ont contribué à mon désir d’aller voir ailleurs.
Raconter les chroniques lues dans la presse, signifie être enfermés dans le bistrot enfumé et puant et surtout, entendre des choses d’adultes qui ne regardent pas les gamins. Ce n’est donc pas du goût de nos mères. Elles préfèrent imaginer leurs bambins en train de gambader dans la garrigue ou quand il fait beau, de faire les fous dans l’eau. Ceci nous impose une double attention, prêter l’oreille pour s’informer et ouvrir les yeux pour surveiller les passages à proximité du rade. En plus, il ne faut pas longtemps hélas, pour que la voix de Marius soit couverte par les discussions des uns et des autres qui reprennent progressivement.
C’est fou le peu de capacité qu’ils ont à rester concentrés !
Voilà mon ami, tu sais tout ou presque de ma petite vie sur la côte.
Cette première décennie de bonheur et de merveilleux souvenirs au paradis. Il me reste à te décrire un joli endroit que j’affectionne beaucoup pour que le décor soit complet.
Enfin, je crois !
Une sorte de grève, quelques gros cailloux jetés dans l’eau les uns à la suite des autres forment une jetée qui tente d’abriter ce que nous considérons alors notre port. Ici, à des rondins enfoncés verticalement dans la mer sont amarrés par beau temps les bettes.
La bette n’est pas cet horrible légume mais un joli voilier à fond plat plus connu sous le nom de pointu. De peur qu’ils ne se retournent sous la violence des vagues, par mauvais temps, on les tire sur la plage.
Il y a là évidemment la barque familiale héritée du grand-père. Multicolore, moteur en panne depuis longtemps, cette embarcation est un symbole de liberté et d’évasion.
Bien pratique pour aller ramer un peu plus loin que le bout de son nez, loin des yeux des adultes.
A bien réfléchir, je crois que ce sont mes meilleurs souvenirs.
Histoire de partir à l’aventure toute une journée entre copains. Hisser la voile et le foc, se sentir emporter par le vent au bout de la baie, sentir l’air du large et s’oxygéner l’esprit. Puis tout affaler, se laisser dériver et bercer par le clapot.
Grignoter ce qu’on a pu chaparder. Jeter son filet ou sa ligne. Amorcer.
Chasser les mouettes qui voudraient profiter du contenu de notre pêche. Se baigner nus dans la grande bleue, se faire bronzer, plonger du bateau, remonter, replonger, ramener quelques langoustes à la maison. Au retour, surprendre quelques poulpes.
Non mais tu imagines ce qu’est notre vie sous le vent ?
Bien sûr tout n’est pas rose, mais je ne regrette rien. Ainsi va la vie.
Si je n’avais pas vécu une telle enfance, je suis certain que j’en rêverais !
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