Fiction - MATAHI – Episode 27

Temps de lecture approximatif :  25 – 33 minutes

1958 – France – sud, en bord de Méditerranée.

Le pass Poil

Aux dires de certains hommes, ca coule de source, les femmes profitent de la corvée d’eau pour compter fleurettes à un jeune gars, le célibataire qui habite la première maison.

Ceci explique que parfois le temps de trajet est plus long que prévu. Certains maris jaloux, pratiquent ce qu’ils appellent la « correction méritée ». Ça fait partie du paysage. Aujourd’hui on dit “c’est inscrit dans les gènes, c’est notre ADN”. Par chance, ma famille n’est pas concernée ou en tous cas je ne suis pas au courant. Persuadé que ce sont des affabulations, je découvre à ce moment-là la perversité du soupçon, la toxicité de la rumeur et la connerie masculine. Je ne vais pas m’étendre sur le sujet, ce serait trop long !

Mais revenons à nos problèmes d’eau. Si le tout à l’égout n’est pas d’actualité, à un moment, je dois avoir 7 ou 8 ans, il y a quand même du changement.

Je dois t’exposer la problématique :

  • considérant qu’il y a beaucoup d’enfants par famille. Rien que nous, on est cinq marmots et qu’il faut faire face à la croissance démographique de l’endroit,
  • considérant aussi que cela fait trop d’excréments dispersés dans la nature, notamment à proximité des habitations, 
  • considérant qu’ils ne sont pas toujours déposés en cohérence avec le titre de propriété, (sous-entendu, certains prennent un malin plaisir à aller semer sur le terrain qui n’est pas le sien), 
  • tenant compte du fait que lorsque cela est excessivement urgent où qu’il s’agit d’une mauvaise digestion, ce qui arrive fréquemment, et pour peu que le temps soit à la tempête, il n’est matériellement pas possible de faire deux ou trois kilomètres pour officier au bon coin au bon moment.

 

En conséquence, la communauté a décidé que chaque besoin, pressé ou pas, doit désormais obligatoirement être  effectué dans une cabane spécifique à chaque famille. 

Tu me suis ?

Exprimé ainsi, cela peut paraître théorique ou littéraire mais en pratique, dans l’urgence, même si l’on est seul face à soi-même, j’avoue que marcher un kilomètre en évitant le pire est une situation fortement inconfortable et pour le moins stressante. Alors en plus, lorsque cela se produit en journée et que pour s’isoler il faille traverser le patelin en plein jour, à découvert donc, c’est un véritable cauchemar.

 

Nous avons donc désormais nos aises !

Voilà donc le confort qui arrive.

Notre zone réservée est étonnamment placée, entre la maison et la rive sauvage, face à la mer. C’est le seul endroit où le père a réussi à creuser un trou assez profond. Cela a pris des semaines pour trouver le bon emplacement. Chaque fois, ou bien le sol devenait trop dur, ou le logement était insuffisant ou pas assez profond. Il faut dire que dans notre coin, sous le sable, il y a souvent à quelques centimètres, de belles dalles de pierres.

On dit qu’ici, avant, c’était le fond de la mer.

Se dresse donc désormais au milieu de notre « paroisse » une espèce de guitoune, en bois. La porte est percée d’un trou permettant de savoir si c’est occupé ou pas. Pour la construire, mon père s’est inspiré d’une jolie carte postale que nous a envoyée son cousin. Là-bas, sur la plage, côte à côte, ce n’est pas comme chez nous les maisons qui sont alignées mais ces petites baraques aux toits pointus. Pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi sur cette plage du Touquet, puisqu’il s’agit de cette ville, il y a autant de “cabanes au fond du jardin”. Je me dis  que “Ce doit être une très grande ville avec de très gros besoins”.

La nôtre est en bois brut.

A l’intérieur, deux planches sont suspendues. Il est prévu qu’elles soient relevées pendant le temps des petits besoins des garçons, mais autant dire qu’on n’y pense jamais. Elles sont toujours abaissées. 

A cette occasion, on découvre que le modernisme impose des techniques d’utilisations.

Premièrement obtenir  la stabilité de l’assise, deuxièmement régler l’écartement pour qu’il soit adapté, troisièmement poser délicatement ses deux fesses, quatrièmement se caler avec les jambes sans tomber dans le gigantesque abîme dont on ne voit pas le fond, cinquièmement viser le trou et se libérer en prenant garde de ne pas laisser les pieds dessous. En plus, il faut prendre garde à ne pas s’asseoir sur une écharde.

La chose auparavant si simple, s’avère dorénavant extrêmement compliquée. C’est le prix à payer pour le modernisme nous dit-on.

L’opération est donc quelque peu tendue, pour le moins contrariée. Si on a gagné en confort, on a aussi une nouvelle odeur assez spéciale. Les jours de grandes chaleurs, de maux d’estomacs ou d’épidémie de gastro, c’est difficilement supportable. L’hiver, c’est un peu frisquet. Par grand vent ou forte pluie ou pire quand il y a les deux, on se retient au maximum en attendant que les éléments se calment.

Certains, dont je fais partie, nostalgiques surement, profitent de quelques escapades en solitaire pour retrouver la tranquillité de la garrigue, l’odeur du thym, la senteur du romarin, le grattage émoustillant de l’herbe sèche au bon endroit, la douce chaleur estivale, pour se mettre, pardonnes moi l’expression, le cul à l’air et opérer à la libération jubilatoire. C’est souvent le signe d’une bonne journée. C’est toujours un immense réconfort pour peu qu’en plus, quelques cigales accompagnent d’une symphonie ce moment délicieux de lâcher prise et qu’une bise légère te caresse le postérieur. Ha ! suprême jouissance du popotin à l’air ! ”

Petite pause et grande respiration, Marcello passe de la position strictement attablée à l’assise désinvolte, d’un ton léger presque enjoué, il poursuit.

“Ce sujet paraît anecdotique mais c’est clair que les commodités sont une réelle avancée de notre époque.

As tu vu cette série de la photographe Andrea Bruce joliment baptisée “Un petit coin : défécation en plein air et assainissement” ? Sur un sujet aussi simple et quotidien que sont les toilettes, son travail illustre le chemin parcouru par l’occident et la distance qui nous sépare, hélas, de nos amis d’ailleurs qu’on abandonne lamentablement, encore aujourd’hui à leurs excréments.”

“Bon ne nous laissons pas envahir par l’émotion, même si je regrette cette situation, à part financer quelques commodités par-çi par-là nous n’y pouvons pas grand chose !”

Je ne sais que lui répondre. Le silence s’installe. Je pense que nous avons terminé de dîner. Avec un large sourire aimable plus que rieur, il dit 

Je pense que nous avons terminé de dîner. Avec un large sourire aimable plus que rieur, il dit :

D’ailleurs si tu permets, j’y vais de ce pas.

Puis il se lève. A peine a-t-il franchi le pas de la porte qu’il se retourne vers moi en ajoutant :

Ton vin est merveilleux, ne le finit pas tout seul !

J’en sais dorénavant un peu plus sur le peuple des “cabanes d’en bas” et leurs us et coutumes. Mais une question me taraude depuis longtemps pour ne pas dire depuis toujours. Je profite de son retour et avant qu’il ne s’asseye, je me lance :

– ”Dis moi, puis-je te poser une question sûrement saugrenue ?

– Mais certainement l’ami, tu sais bien que venant de toi rien n’est saugrenu mon frère“ dit Marcello souriant.

– “Alors je me lance. Voilà, quand je cherche dans mes souvenirs d’enfance, mis à part pour aller à l’école car elle est obligatoire, je ne vois que très rarement des adultes ou des enfants des baraques d’en bas s’aventurer dans les rues du “château” ou chez les commerçants. Même dans les fêtes traditionnelles, les foires, lorsque les manèges sont là, ni aux défilés de chars, dans les bals, il n’y a personne de chez vous. Vous ne faites donc jamais la fête ?”

Marcello réfléchit, allume à nouveau un cigare, avale une gorgée de rouge, derrière la fumée bleue qui s’échappe, apparaît son visage soudainement troublé.

– “Non, chez nous il n’y a ni fête, ni kermesse, avec des étrangers.  L’explication rationnelle ou officielle comme tu veux, est que sachant le peu que nous sommes, une soixantaine en tout et pour tout, qui plus est, installés sur une voie sans issue, éloignée de tout, ce qui impose forcément un détour, on n’intéresse personne. Les saltimbanques savent qu’avec les gens désargentés que nous sommes, il n’y a pas d’affaires à faire ici. Pour ma part, j’y vois une autre explication. Je me dis même que si l’idée leur vient à l’esprit de venir ici, je ne suis pas certain qu’ils soient bien reçus.

Ta question fait remonter des tas de souvenirs étranges, perturbants, troublants du début de mon enfance. Tu sais, je n’en ai jamais parlé à personne.

Ce sont des sensations, des impressions vécues qui amènent des interrogations. Très vite, je perçois qu’elles touchent à un sujet sensible, très sensible. A mes parents, puis à d’autres adultes, à maintes reprises, à différentes périodes, très timidement, trop timidement puisque je n’ai jamais de réponses, je formule  mon étonnement, mes doutes. Chaque fois, c’est une fin de non recevoir, une esquive, une cabriole pour changer de discussion.

 

Mais bon dieu pourquoi diable ne peut-on pas recevoir des copains d’école ?

Pourquoi ne va-t-on jamais se balader au château ou même ailleurs ?

Pourquoi ici, sur ce territoire français, alors que nous allons à l’école, la langue officielle reste l’italien ?

Pourquoi il n’y a ici ni curé, ni église ?

Pourquoi aucun étranger ne s’est-il risqué à fouler volontairement cette terre ?

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? 

Je ne le saurai probablement jamais.

A l’époque, du haut de mes dix ans, j’ai pleinement conscience que pour les adultes, la vie est ici assez brutale.  Le mot juste est peut-être qu’elle est encore à l’état brut, comme à peine sortie de l’état sauvage. Bref, elle est rustre ou rude et surtout pour les femmes.

Depuis qu’ils se sont échoués en venant d’Italie, à ce que je sais au siècle dernier ou avant-dernier, demeure ici notre espèce de quartier de pêcheurs.

Au cours des ans, il a vu plus de départs que de naissances. Entre les naissances et les décès, le nombre d’âmes vives ne dépassent jamais la soixantaine c’est-à-dire la dizaine de familles.

Si historiquement, il n’a jamais été très ouvert, depuis des événements dont je connais seulement l’existence mais pas la nature et qui datent peut-être de plusieurs années voire d’un ou deux siècles, le village s’est refermé sur lui-même.

Depuis, il vit en vase clos. Il s’auto protège. A l’abri du regard du reste du monde, la petite communauté s’y reproduit.

De génération en génération elle vit et se maintient en limitant les contacts avec l’extérieur. Hermétique à toute rencontre, le tempérament des adultes est pour le moins austère.

Ce sont des rustres. 

Ils réagissent comme la plante sensitive dès qu’il pleut, qu’il y a du vent, qu’il fait nuit ou que tu la touches, elle se recroqueville, eux, c’est pareil.

Enfant, je me dis que c’est leur mentalité, que si les vents marins oxygènent parfois violemment les corps, il semble que par contre ici ça ne ventile pas les esprits des adultes.

Ils sont cloîtrés.

Peut-être même qu’il se rapetisse avec le temps. À force d’étroitesse, il est au bord de l’asphyxie.  Là-bas, sur leur île lointaine, ce sont de petits pêcheurs côtiers, peu argentés. Depuis qu’ils sont arrivés ici, ils n’ont guère évolué.

Pendant longtemps je crois ce qu’on me dit.

La cause est le peu d’attrait du coin, illustré par l’absence d’arbre fruitier, d’eau douce, rien qui ne pousse, que du sable. Progressivement, en grandissant, j’acquiers la conviction que ce n’est pas la seule raison.

 Je me rends compte que ce lieu est paisible. Que c’est un véritable paradis pour les petits pêcheurs, modestes certes mais tranquilles. Les eaux sont vastes et poissonneuses. La baie bien large et surtout assez abritée.

Côté terre, sur toute la longueur, nous sommes protégés par une voie navigable de l’époque gallo-romaine, remise au goût du jour à la demande de Napoléon Bonaparte en 1834, qui depuis n’a jamais cessé d’officier. Y passent, tirées par des chevaux depuis le chemin de halage situé sur l’autre rive, quelques péniches. Ce canal est lui-même séparé de nous par une solide digue. Pour  pénétrer chez nous, il faut franchir un pont levant et l’autre extrémité est un cul de sac fermé par une imposante falaise de calcaire.

Comment se fait-il qu’un lieu si attirant n’intéresse personne ?

Il y a donc un loup quelque part. On me cache quelque chose. La vraie raison demeure enterrée dans la mémoire secrète des adultes. Elle est sous clé. C’est fortuitement, un peu avant mon départ, que je découvre que si nous avons longtemps été épargnés de toute nouvelle arrivée, c’est du seul fait de ses habitants qui interdisent l’accès à tout inconnu.

Cet endroit est un sanctuaire inviolable.

De là à penser que le drame familial en est une conséquence, il n’y a qu’un pas. J’enquête, mais l’investigation s’avère difficile et très compliquée.

Hormis le boulanger et l’épicier, aucun camelot, aucun commerçant, aucun religieux, aucun médecin, aucun politique ne se risque à venir nous démarcher. 

Pour répondre à ta question sur les fêtes, la situation particulière n’empêche nullement les adultes d’organiser entre eux des agapes et d’avoir des occupations de loisirs.

Ils n’ont pas beaucoup le loisir de se distraire.

La source officielle de divertissement demeure le rade au début du chemin, proche de l’entrée.

Passe-temps apparemment plus avouable, plus pardonnable et parait-il tout à fait normal et naturel par rapport à un autre, plus secret et dont l’origine, la cause, pourraient, selon la rumeur, se trouver juste à côté, au numéro un de la rue chez le grand B.  Mais on y reviendra.

Le bouge est une espèce de baraque tout en bois sauf le toit qui est en tôle ondulée. Pas bien grande, elle est adaptée au petit nombre de clients.

Elle est conforme à la faiblesse de la zone de chalandise comme on dit.

Marcello sourit et fait des grands gestes, dessinant dans l’espace des formes rectangulaires, carrées ou arrondies.

– “Seule “institution” présente ici qui ne concerne pas directement l’activité de la pêche, sur la façade extérieure quelques panneaux publicitaires en émail tentent d’égayer le décor, « pastis 51 » évidemment, « Byrrh », « Rhum Negrita ». Étrangement il y a aussi des panneaux qui me font rêver « Grande source Vittel. La santé en bouteille », “Dubo, Dubon, Dubonnet”.  « badadi badadoit la meilleure eau c’est la … Badoit ».

C’est en premier  à ces marques que je dois la rencontre avec les premières rimes et la naissance d’un émoi poétique qui ne m’a plus quitté depuis.

Marcello se lève. Il mime la remise en place d’une écharpe fictive autour de son cou, puis de son bras tendu, la main grande ouverte, la paume tournée vers le plafond, balayant l’air de gauche à droite, il bouscule au passage la bouteille, qui par chance ne chute point, prend sa voix théâtrale, solennelle, presque austère, jette sur moi un regard ferme et dit :

– “ Je me souviens de ces longues balades, le long de la plage, les pieds dans l’eau parfois jusqu’aux genoux. Fier comme artaban,  à ce moment-là je suis certain d’être un poète. Inlassablement, obsessionnellement, comme on répète une scène pour trouver le juste ton, je déclame ces phrases à tue-tête. Je m’amuse à changer d’intonation. J’improvise un contenu.

Grande source Vittel. La santé en bouteille, la mer au réveil, la beauté en merveille !

Magnifique n’est-ce-pas ? Comme quoi tu vois même l’eau peut saouler son homme ! ha ha !”

Il se rassoit, se verse un doigt de vin rouge qu’il goûte goulûment puis reprend.

– Où en étais-je déjà ?

Ah oui. Dans cette affaire de commerce. D’unique commerce !

Réservé aux mâles ça va de soi, aux hommes adultes qui plus est, évidemment.

Ceci étant, pour peu que le gaillard soit grande gueule et un peu fort d’ossature, la notion de maturité commence chez nous assez tôt. L’apparition de quelques poils sous le nez ou la mue de la voix peuvent servir de passeport. En l’absence de pilosité visible ou de force vocale, il peut être judicieux d’avoir un vêtement à manche courte pour lever les bras et présenter les aisselles ou de porter un caleçon assez large afin de donner accès, visuellement s’entend, à la preuve de la virilité duveteuse.

Il joue donc le rôle d’un café du commerce. Toute la jet set des pêcheurs, c’est-à-dire l’intégralité des hommes, s’y retrouve.

Il ne porte cependant aucun nom. Parce que les bagarres y sont nombreuses et que nous lui trouvons une ressemblance avec le saloon de la bande dessinée “Butch Cassidy », c’est d’ailleurs l’unique BD du village,  on a baptisé la baraque « le ranch ».  Cette analogie est la seule connotation sympathique que nous lui accordons.

Ouvert du matin tôt jusqu’après minuit, entre deux bières, il s’y vend un petit jaune, une anisette, un verre d’absinthe, un pastis, de l’alcool à brûler, du pétrole pour les lampes, du tabac, du papier à rouler, du vin en bouteilles étoilées car consignées et même quelques feuilles de choux donnant les nouvelles du monde entier. Ces dernières n’ont guère de succès car ils sont peu nombreux à savoir lire.  

Et quand bien même, « l’ailleurs » ne les intéressent pas du tout. 

En revanche, ils trouvent cela très utile pour servir d’emballages ou allumer le feu. Quand les nouvelles sont périmées, on vient les acheter à moitié prix. Cette pratique justifie une diffusion supérieure au nombre de lecteurs. C’est ainsi que j’ai compris très vite qu’il fallait se méfier de l’éloquence des statistiques et pire encore des analyses des experts qui échafaudent des théories sur des bases par conséquent totalement erronées et souvent toxiques. C’était une courte parenthèse. Je vais finir par trouver à ce lieu plus de qualités que ce que je ne le pensais jusqu’à présent.

Il n’en demeure pas moins que dans mes souvenirs, j’y vois un lieu repoussant et grandement glauque.

Sombre, même en plein soleil du midi, trois marches, puis un petit perron abrité, introduisent le chaland sur la terrasse en bois. Dessus, disposées de façon disparate ou anarchique, dans une parfaite disharmonie de couleurs et de matières, il y a quelques tables et chaises.

Mi-fer, mi-bois, ce doit être de la récupération.

C’est un sport qu’on pratique beaucoup chez nous. Etonnamment, comme pour filtrer les entrées, la porte est très étroite. Elle ne permet pas à deux individus de se croiser. Elle s’ouvre vers l’intérieur, en deux volets, une partie pleine en bas, l’autre vitrée en haut Le fait que les deux battants ne soient pas systématiquement liés permet de ventiler ce marécage d’errance.

En effet, outre son décorum, ne serait-ce que par son odeur, l’établissement est identifiable même par les aveugles.

Déjà à vide, dès l’ouverture, sans client, il empeste déjà et ce n’est pas seulement des fragrances d’anis ou encore de vieux poissons mouillés.

Cette infection ne semble gêner personne.

Petits esprits qu’ils sont,  la puanteur serait-elle un élément de virilité ? Comme les animaux qui marquent leur territoire, peut-être même qu’au contraire, elle est un élément nécessaire d’une pitoyable communauté qui s’y reconnaît et s’y rassemble.

Ici ça doit sentir le « chez soi ».

Quand il tourne à plein régime, alors là c’est l’usine de charbon. La fumée sort par tous les interstices des planches qui servent de cloisons. Même dehors, le bruit est assourdissant, les joutes oratoires qui frôlent l’engueulade rivalisent avec les mains qui frappent sur la table pour commander une nouvelle tournée. Les subtiles effluves acides et agressives se mélangent aux odeurs de la mer. Reconnaissable entre tous, le fumet ambiant évolue en fonction du nombre de piliers scotchés au bar et à l’avancement des heures de la nuit.

Il imprègne le cloaque d’une identité olfactive qui pénètre  nez et vêtements.

Je ne l’oublie toujours pas. D’ailleurs, sans te mentir, je ne l’ai jamais totalement retrouvée ailleurs et pour cause, ce lieu est unique. Bien plus tard, à l’âge adulte, je  commence à déceler les principales composantes de cet arôme complexe. Au fil de mes voyages et de mes expériences de vie, j’arrive à mettre un nom sur certains des constituants sophistiqués, nauséabonds mais puissants. La fréquentation des bas-fonds de ce monde renforce mon expertise et me permet d’évaluer grossièrement le dosage de chacun des ingrédients.

Accroche-toi mon ami, voici la recette de cet élixir olfactif.

Marcello reprend un verre, bras tendu, il le repose sèchement sur la table et le tient fermement par son pied. Il ferme les yeux, penche la tête en arrière, j’ai l’impression qu’il fouille dans sa mémoire. Il reprend d’une voix enjouée qui pourrait être celle d’un cuisinier vantant les plats d’un menu haut de gamme, sophistiqué et il annonce avec majesté :

– « Odeurs de boissons diverses dont bières et différentes anisettes, sueur, rots, pets, gens pas très propres, résidus de la pêche du jour, restes des appâts plus très frais, le tout couché sur une même odeur, un lit commun, la base de tout, rancie de la veille : des reliques d’un mal de mer récent qui se superposent à des moins récentes. »

Il reprend sa position assise et me regarde rieur :

– “Il demeure en fond, de façon permanente, une sensation profonde de pourriture. Encore heureux que le tout à l’égout n’exista point et qu’aucune des odeurs d’un Water-closet mal entretenu ne fussent à craindre. Les WC sont purement et simplement absents de l’estaminet. Ceci n’empêche nullement quelques consommateurs, devenus à force d’alcool, totalement incontinents, d’ajouter leur contribution aux délices locaux. “

Marcello gonfle ses poumons et dans une expiration profonde, referme les yeux puis prononce longuement, lentement le mot

Respiration !

Pour être tout à fait précis, mon ami, puisqu’il en est ainsi de tes exigences laborieuses, il faut que je t’avoue que ce ne sont que des dizaines d’années plus tard, que fortuitement j’ai croisé à nouveaux un échantillon de ces effluves. C’est lorsque je fus amené à débarrasser une vieille maison, d’un parent tout aussi âgé, si ce n’est plus, mais fraîchement et franchement décédé, qu’une fiole de ce concentré à base de poisson fermenté qu’on appelle au Vietnam, le Nuoc-mâm, qu’il avait ramené de ce même pays lors de son retour forcé d’Indochine suite à la débâcle de Diên Biên Phu, c’est dire la jeunesse de la chose, qu’elle se brisa malencontreusement au sol. C’est alors qu’un rappel furtif du souvenir de ma jeune époque croisa le présent malodorant.

Cependant, bien qu’elle fût entamée, donc oxydée et périmée de quelques décennies, elle n’atteignait ni la puissance envoûtante, ni l’onctuosité écœurante de l’atmosphère rencontrée dans mon enfance.

La puanteur ça ne s’oublie pas !

Bref, dans cet assommoir sans nom, imperturbables, certains jouent aux cartes, d’autres aux dés, d’autres enfin, à moitié calés sur les tabourets, un verre ou une chope dans une main et l’autre accrochée au bar en bois, rivalisent de grognements et de râles en tous genres. Plus la nuit s’installe, plus les têtes s’affalent sur les tables ou sur le comptoir, plus les bras flasques se balancent et glissent des chaises, ou des tabourets, plus les bérets gisent à terre.

L’accès nous est évidemment interdit mais on se doute bien de ce qu’il se passe en son sein. 

D’ailleurs, l’intérieur se veut masqué de l’extérieur par un rideau de plastique à lanières multicolores. A l’origine, cet artifice est conçu pour empêcher les mouches de rentrer. Bien qu’il y ait de quoi les attirer,  le vent qui souffle suffisamment et constamment leur déplaît, elles sont donc peu nombreuses.

A moins que ce simili store ne soit une sorte de décoration, une envie d’embellissement, une tentative de donner un genre à ce boui-boui de fortune. Tu le sais, je suis pourtant peu sensible aux éléments matériels, mais depuis ma première rencontre avec ce pitoyable objet je développe malgré moi une haine féroce de ce genre de dispositif.

Je hais tout ce qui est cache misère.

Cette sorte de moustiquaire décalée, hideuse, est d’une mocheté exemplaire. Vil reflet éloquent de l’absence de tout sens artistique, cet écran à l’esthétique douteuse est de mon point de vue le reflet du mauvais genre absolu. C’est le signe typique d’une carence créative, un pur reflet du mauvais goût, le symbole de la pauvreté culturelle. Pire, à mon sens, c’est la volonté mal à propos de donner à ce lieu déluré une espèce d’allure, une illusion de modernité, c’est un mirage, pire c’est un affront.

Non. C’est clairement un mensonge.

Son faux caoutchouc à une odeur si forte qu’elle sent la misère à plein nez. Cet arc en ciel de couleurs criardes, voyantes, est une touche de plus dans le ridicule de l’établissement. C’est le reflet du niveau des cerveaux qui fréquentent l’édifice.

Il traduit l’état de l’art de ces méninges imbibées.

Je crois que c’est quasiment le summum d’un monde que je déteste.”

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