Fiction – MATAHI – vingt quatrième épisode

Temps de lecture approximatif :  25 – 33 minutes

L’amitié interdite

2018 – Quelque part dans Paris

Tout commence vraiment chez moi un soir glacial de l’hiver parisien de 2018. L’événement est de taille ! Depuis 10 ans que je le tanne, 10 ans qu’il me promet.  Ce n’est qu’il y a quelques mois qu’il m’a donné son accord ferme, définitif et seulement quelques jours que nous avons enfin fixé la date. C’est décidé non entamons enfin mon vieux projet : raconter son enfance, cette histoire si particulière, parfois fort douloureuse, aux multiples étrangetés.

Bien que nous ayons déjà eu sur le sujet de longs et informels échanges, parfois très arrosés, de sa vie privée, il ne révèle jamais rien, enfin, je veux dire de sa vie dans l’enclos. Nous sommes toujours exclusivement restés à nos souvenirs communs. Je ne sais toujours rien du déroulé de sa vie de famille à l’intérieur de cette sorte de forteresse inviolable, ni de la teneur des relations de voisinage.  Jusqu’à présent chacune de mes questions un peu personnelles se heurte à un joli sourire et un long, très long silence.

Ce soir est notre première séance de travail. C’est du sérieux !

J’en suis tout excité, mais aussi fort intimidé. L’intensité est si forte que j’en suis moi même surpris. C’est incontrôlable ! J’ai l’impression que mon sang pulse dans mes veines à une vitesse jamais atteinte. Bien que l’on se connaisse depuis l’école maternelle, ce soir, on pénètre l’intimité de Marcello. Je vais enfin connaître, j’espère, les tenants et les aboutissants de sa courte vie de famille, le ou les secrets inavoués ou inavouables. On va enfin apprendre la réalité de sa communauté italienne très à part, vivant presque en autarcie dans ce lieu soi-disant maudit qu’on appelle “les baraques d’en bas”. Peut-être même que jailliront de ces soirées des aveux surprenants, étonnants et qui sait, gênants ?

Notre vieille et forte amitié est cachée à nos parents et aux adultes en général, car elle est contre nature. Moi, fils de saulnier, j’habite de l’autre côté du canal, en haut, au sein du « château ». C’est ainsi qu’on appelle notre village. Il trône depuis son piton crayeux à 50 m d’altitude au-dessus de la baie. Petit bourg  cossu, confortablement installé, ombragé et équipé de tout le confort de l’époque, établissements scolaires de la maternelle jusqu’au lycée, monument aux morts des deux guerres, mastoque et triomphant, commerçants de toutes sortes, électricité, tout à l’égout et même face à la vieille église et sa croix d’une hauteur démesurée se trouve la poste, moderne,  elle dispose de deux cabines téléphoniques.

Depuis la place centrale, véritable cœur du village où tout se passe, où est aussi installée l’école, on a une vue panoramique. En regardant en bas, on aperçoit, pratiquement à zéro mètre d’altitude, ouverte à tous les vents et toutes les tempêtes, comme coincée entre la digue qui protège le canal et le bord de mer, la langue de sable claire étroite et rectiligne. Dessus, face à la mer, posées toutes d’un même côté d’une sorte de chemin, dans un alignement presque parfait il y a une dizaine de baraques. C’est ici, dans la plus éloignée, la dernière, qu’habite Marcello.  Il y a des siècles qu’elles sont là et pourtant elles semblent aussi provisoires qu’un campement de gens du voyage.

Cette grève, coin des pauvres, des ritals, des parias est une sorte de cité interdite par les miens, aux accès strictement contrôlés par les siens.  Des gens totalement infréquentables dit-on en haut. D’ailleurs, en dehors de leurs voisins auxquels ils semblent liés par un pacte secret, eux-mêmes ne cherchent pas non plus à faire connaissance avec les gens de l’extérieur. Ils ne viennent que très rarement au village, même pas pour s’approvisionner, seulement par obligation administrative ou scolaire.

Marcello et moi avons le même âge. L’école obligatoire nous fait nous rencontrer, puis en cachette nous apprécier de plus en plus. Nous devenons si complice qu’on procède au rituel pacte, au suprême échange de sang “à la vie à la mort !” et même nous en arrivons à partager nos secrets. Puis peu de temps avant les grandes vacances arrive ce jour maudit où à la sortie de l’école, Marcello, au lieu de monter comme à son habitude dans l’autobus, pour une raison inexpliquée, suit une sorte de starlette au fichu coloré et aux lunettes noires. Elle l’embarque dans une automobile flambant neuve pour un aller simple vers on ne sait où.

Ce n’est qu’à l’adolescence, au hasard d’un rassemblement libertaire d’un automne de 1962 que l’on se retrouve tout à fait fortuitement. Moment inoubliable et incroyable de constater que bien que fort éloignés, nous avons des idées et une vision commune.  La liste des évènements qui nous lient et nous mobilisent est longue : les cocos, Cuba et la baie des cochons,  Charonne, le Tanganika, l’arrestation de Nelson Mandela, les attentats en Algérie, etc. On se jure de ne plus se perdre de vue. Ensuite on se croise ici ou là, on se revoit puis à nouveau,  sans s’en apercevoir, on s’éloigne. Nos occupations nous font courir le monde, les années passent. On s’écrit de temps en temps, surtout à l’occasion des vœux quand on y pense.  On croit savoir à peu de choses près ce que fait l’autre.

Puis un jour improbable de l’hiver de 1988, en haut de l’Adam’s peak, à 2.250 mètres d’altitude, au cœur de cette montagne sacrée du Sri-Lanka, alors que j’assiste à un tournage sur la guerre civile et que nous faisons des plans de paysage, il faut dire que la vue est à couper le souffle, je vois arriver un quadra hirsute, essoufflé par les 5.200 marches qu’il vient d’avaler, à toute vitesse, comme il est coutumier du fait. Il ne sait rien faire autrement qu’à plein régime. Ses deux mains accrochées à la bandoulière de son Leica M6 comme l’on s’appuie sur une canne. Il a un guide à ses côtés qui deviendra son ami et à plus tard à Paris son épicier préféré. Il est fort essoufflé. Emmitouflé dans une veste écrue, pleine de poches, là où certains auraient mis des grenades, il a mis des tubos de pellicules fixés par de larges élastiques.

Comme lorsqu’il se rend à une soirée du Rotary,  il a élégamment enroulée autour du cou une écharpe en soie, couleur locale, identique à celles qu’on trouve sur tous les marchés d’ici.  En guise de chapeau, une espèce de bob de la même couleur que sa saharienne mais sans forme est solidement enfoncé sur la tête. Sur ses épaules, il porte une sorte de sac à dos informe. Alors qu’il achève la montée, son visage émacié par l’effort, légèrement masqué par son bob ne me rappelle personne que je connaisse. Presque arrivé sur la plateforme que forme les ruines d’un ancien palais sur laquelle nous sommes installés, en franchissant les dernières marches, il relève le visage et je là, je reconnais immédiatement ses yeux clairs et lorsqu’il m’aperçoit, sa moustache qui remonte sur ses pommettes et éclairent son visage radieux qui instantanément s’illumine. “C’est à peine croyable” dit-il sans aucune hésitation “C’est mon pote du château ! Tu parles d’une aubaine ! La bourgeoisie est-elle en villégiature ?”

Pour fêter l’occasion, il ventile ses poumons de la fumée d’un gros cuba qu’il sort d’une de ses nombreuses poches et qu’il l’allume ragaillardi non sans avoir préalablement posé son difforme couvre-chef sur une pierre millénaire et ses fesses sur une autre. Il extirpe ensuite d’une autre poche, latérale cette fois, une jolie flasque en métal courbé, gainée d’un morceau de peau qui doit être du crocodile dans laquelle il reste un fond d’arrack. Il me la tend avec son généreux sourire “A la tienne, à nos retrouvailles l’ami “. Après la descente, au pas de course comme il se doit, c’est dans la première échoppe que nous trouvons que nous achevons la journée par une soirée “Curry” arrosée de « Ceylon Arrack” à 40 degrés. Depuis nous n’avons plus jamais perdu le contact et nos âges qui nous amènent à moins cavaler autour de la planète facilitent nos rencontres qui sont moins espacées.

Bien que le repas ne soit en fait qu’une mise en bouche de la soirée car c’est après que tout se joue, ce soir, je sors le grand jeu.  Pour que rien ne risque de peser sur nos vieux estomacs et que nous évitions une incontournable somnolence qu’occasionneraient des plats trop lourds ou trop gras, j’opte pour un repas à la hauteur de l’évènement, luxueux mais léger. Je me fais livrer un plateau maritime composé de fruits de mer, de crustacés et de coquillages variés. Je me suis dit qu’un peu d’iode du grand large nous fera du bien et oublier notre nouvelle sédentarité forcée à laquelle nous ne sommes pas encore habitués. Sachant que le seul ennemi qui reste, et qui risque à forte dose de provoquer quelques lourdeurs et peut-être même des remontées gastriques, est l’aïoli, j’enlève de chaque coupelle la quantité qui me semble excessive.

Très peu confiant en mes récentes connaissances en œnologie et le sachant sensible à la qualité du breuvage, tenant à ce que le vin soit aussi lumineux qu’un phare dans une nuit de tempête, le sommet du modeste casse-croûte, que dis-je l’apothéose, je tape dans la réserve constituée au fil du temps par mon richissime et fort généreux ami Gérard, acteur de son état, qui ne supporte que le vin qu’il apporte. Comme il craint qu’il n’y en ait jamais assez et qu’il boit de plus en plus, il en fait livrer chaque fois davantage, bien au delà de ce que nous sommes capables d’absorber, il en reste donc toujours une ou deux bouteilles que je mets systématiquement de côté. Compte-tenu que notre amitié dure depuis plus de 30 ans, qu’on ne compte plus le nombre de repas et de dîners que nous partageons dans l’année, que c’est une chance qu’il ait bon goût, le stock de secours est plein à craquer de très bons vins dont certains sont très rares. A choisir dans cet assortiment, je ne prends aucun risque. Tout au plus je commets une faute d’accord. Liquide limpide, clair, d’un jaune inspirant, inscription sobre en argenté sur une étiquette blanche avec le profil au trait un fameux château, je jette mon dévolu sur un Château Haut Brion blanc 2013. Ce breuvage me semble digne de confiance pour ponctuer agréablement la première d’une longue série d’agapes studieuses. Bien sûr, tout au long du repas, je veille à ce que notre consommation viticole reste modérée.

Distingué comme toujours, Marcello arrive à l’heure dite. Ni en avance, ni en retard. Posant un admirable et seyant duffle coat bleu marine délicatement au porte manteau qu’il couvre de son célèbre Stetson, de son regard clair et guilleret il me lance un clin d’œil amical. Puis, comme à son habitude, il lance les premières salves de nos discussions.

-” Si tu n’y vois pas d’inconvénient,” dit-il, “je souhaiterai garder l’écharpe autour de mon cou fragile. Non point que ce soit un cadeau précieux auquel je suis attaché, ou encore qu’il en resta l’odeur du doux parfum de la dernière femme, exquise au demeurant, qui a eu la suprème idée de m’abandonner avant que je ne sois totalement atteint par la sénilité, et que cet objet en soit un pitoyable fétiche, ni, bien évidement, par crainte que tu me la vola vu son prix, non, je crains niaisement les affreux courants d’air. Oui, l’âge sans doute. J’aime éviter autant que faire se peut d’attraper une angine de poitrine ou une mauvaise bronchite surtout que la Covid ne m’a pas encore déniché. Pour ces mêmes raisons et n’en déplaise à ta pratique invétérée du naturisme et à ta religion vénérant la nudité en toutes circonstances, j’en reste là pour le déshabillage vestimentaire. D’ailleurs, ce soir je ne suis point venu pour mettre mon corps à nu mais mon âme. Je reste donc religieusement pudique. Je garde mon slip et ce qui va avec. Je n’exhibe que mon intimité spirituelle et encore seulement sur ta demande.”

Je ne sais si c’est le coup d’œil rapide qu’il jeta du côté de la salle à manger et la vision de la table dressée et des plats argentés couverts de glace, de fruits de mer, de coquillages et de crustacés, le tout paradant au-dessus des corbeilles de pain et de quelques bougies allumées scintillant comme une lanterne devant un lupanar, toujours est-il qu’il déclara tout de go en se dirigeant vers la dite salle :

-”Mon ami, depuis le temps que tu me harcèles, j’ai affronté spécifiquement pour toi, et fort courageusement, le grand froid. Afin d’éviter tout risque d’agression, j’ai dû naviguer, que dis-je manoeuvrer habilement pour ne croiser ni délinquants, ni flics, ni femmes fatales. Ce soir nous avons du travail. Tu n’as pas oublié j’espère ! Que penses-tu, dans un souci évident de mettre la productivité à son maximum, que nous ouvrions sans attendre et sans apéro, les hostilités gustatives tout de go. J’imagine que tu as été tapé le pinard dans ton cabinet noir. Celui dans lequel on peut et dans n’importe quel état, sans jamais se tromper, prendre à l’aveugle n’importe laquelle des bouteilles parmi les 100.000 ou 200.000 exposées. Certes j’exagère quelque peu le chiffre, mais tu sais ça ne porte pas à conséquence et puis cela permet de briller davantage en société. Il faut bien que je m’entraîne à répéter pour être au point lors de mes futures et nombreuses interviews exclusives. Je m’attends sans nul doute, face au succès mérité que ne manquera pas d’avoir ton magnifique et grandissima chef-d’œuvre,  de devoir répondre à une kyrielle de questions et une myriade de sollicitations. Sur ce, il n’est point d’éloge qui vaille lorsque l’on à le ventre vide, passons à table ! »

En suivant les produits de la marée, une simple salade verte, avec un peu d’huile d’olive d’une amie cinéaste, point de fromage, même pas de mon roquefort traditionnel, puis en guise de conclusion, un sorbet léger du célèbre glacier de l’île de la cité dont j’ai oublié le nom. Je ne suis pas fortiche dans le domaine, je n’aime guère les desserts. Une fois les entremets avalés, nous passons au salon.

À l’instar de la réception d’une personne que l’on veut absolument séduire tout en restant rassurant, comme une sorte de plan de drague, j’ai veillé à tous les détails. La lumière est douce et tamisée. La boîte de 25 Partagas Coronas Gordas Anejados, cigares cubains qu’il affectionne particulièrement, est posée sur le guéridon à portée de sa main. Je me suis fait recommander un flacon d’une distillerie 100 % écossaise au breuvage de 33 ans d’âge. Si la qualité est à la hauteur du prix, nous allons vivre l’exception gustative : le sublime. La seule chose qui m’inquiète est que la bouteille ronde, banale, a la même forme que celles utilisées dans les films noirs qui relatent la période de la prohibition américaine. C’était quand même le paradis de l’alcool frelaté et des vendeurs truands invétérés et sanguinaires. Je ne voudrais pas que ce soit comme une pub des années 80 utilisant les arguments de la même couleur et du même goût que l’original, mais sans en être parce que ce n’est quand même pas le même prix  !

Entouré de coussins sur lesquels il s’adosse, Marcello est confortablement installé sur la méridienne. L’œil ravi, les chaussures à terre, les pieds croisés élégamment posés sur le tissu chatoyant du couvre-lit, le corps allongé tel un Romain sur sa couche, la moustache frémissante prête à faire trempette dans le verre de whisky que je lui tends. Je suis heureux et persuadé qu’il est aussi impatient que moi. Pour l’un comme pour l’autre, c’est toujours un grand bonheur d’être ensemble, de partager un bon verre que nous accompagnons volontiers de nos quelques fumeuses histoires de voyages, mais l’aboutissement de cette si longue promesse a quelque chose de très solennel.

– “Après ce superbe festin, si si tu m’as gâté ! si on se mettait un brin de jazz ?” questionne-t-il de sa voix enjouée. Celle des meilleurs jours, celle où la gorge est réchauffée par le whisky où la tonalité de fin de phrase est montante, chantante et chaleureuse presque rieuse. A l’inverse, quand il est plombé à tel point qu’il en a la gosier à sec, elle tombe outre tombe au plus grave de son registre qui en devient glacial. Sa voix est un vrai baromètre de son humeur.

– « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? “ dis-je“

– Oh ce que tu veux. Comme ça, à brûle pourpoint, je dirais du Coltrane, du Maalouf ou de l’Archie Shepp, si tu as ?” reprend-il.

– “Bien sûr patron !” lui répondis-je“ je sens bien l’Archie en premier. As-tu un album de préférence ?”

– “J’opterais bien pour Montreux One” lance-t-il en même temps que son visage s’illumine laissant ses dents sourire sous sa tonsure qui remonte. Son coup d’œil me réjouit. A ce moment précis, je me dis qu’un regard, un sourire, en tous cas les siens, ne vieillissent pas.

Évidemment, il sait que je dispose du CD ad hoc. Peut-être même est-ce un de ses cadeaux.

Nous y sommes. Les verres sont pleins. La fumée des cigares frôle le plafond. L’éclairage rougeoyant rayonne au gré des volutes et du lourd tissu carmin des rideaux. L’odeur chaude du tabac se mêle à celle du blend supérieur vieilli en fût de chêne.

Le sax d’Archie rivalise de virtuosité avec le piano de Dave Burrel. Tout est en place, mais j’avoue que je suis un peu stressé. Je m’installe en face de lui sur un des petits fauteuils crapauds au velours couleur or bien fatigué, héritage de l’arrière grand-mère. Par ailleurs très distinguée et formidablement bien élevée, je me rappelle ce qu’elle aimait à dire à chaque enfant qui y posait son postérieur “Il en a vu des culs celui-là et pas que du beau ! ”. Ce souvenir est l’ultime et unique raison pour laquelle je ne les confie pas à un tapissier. Je ne veux pas casser “le cycle des culs”. Avec moi, ils n’ont pas fini d’en voir !

Bien calé sur son trépied isolant censé éviter les bruits et les vibrations de la table, je place l’enregistreur numérique entre nous deux.

– “ Es-tu prêt à te soumettre à la question, mon ami ?” Lui demandai-je

– “Tu parles !” Marcello répond sans hésitation dans un éclat de rire, grand, profond et peut-être même un peu gras. “Avec ce que je suis en train de déguster, mon pote, tu peux y aller mon vieux. Ça va fuser ! La nuit est à nous ! Enfin, tant qu’il y à de quoi faire dans ce divin flacon ! J’ose espérer que tu as une ou deux d’avance ! ” poursuit-il

– “ Je mets l’enregistreur en route ?

– Vas-y ! Fais ce que tu as à faire mon ami !

– C’est bon. Clap de début.” dis-je. J’appuie délicatement sur la touche « REC » de l’appareil, un signal lumineux rouge se met à clignoter. Tout semble en ordre de marche.

« Attends ! La régie arrêtez tout“ déclare-t-il fortement sans aucune hésitation. “Je tiens à lancer moi-même le premier clap”. Il se lève, se tourne face au mur, s’assure que son postérieur est bien dans la zone de capture du micro puis il lâche un énorme et fort bruyant « vent” puis il reprend “Voilà qui est fait et bien fait n’est-ce pas ?  N’est-il pas un formidable pet ? Ha ha ha ha !“ Puis il rigole à gorge déployée.

Je le sais capable d’espièglerie, mais là, c’est une première. Il a la mine de celui qui est fort content de son impromptue intervention. L’a-t-il préméditée ?

Nous partons tous deux dans de magnifiques éclats de rire, profonds, sincères, longs de plusieurs minutes. 

– “ Pardonnez moi la régie mais c’était absolument nécessaire. Que dis-je incontournable. Ce serait dommage qu’en pleine conversation, un tel vent malodorant vienne perturber l’enregistrement !” dit-il sur un ton lyrique. “Toi le journaliste, tu en conviens évidemment ! ” ajoute-t-il en me regardant.

Le fou rire de l’un entraîne celui de l’autre et vice-versa. Il poursuit “Ce qui est fait n‘est plus à faire, ha ha !” Au bout de quelques minutes, nous sommes en larmes, nous n’arrivons plus à nous reprendre. 

Cela me rappelle la superbe scène du film “37°2 – le matin” dans laquelle assis dans une voiture devant la pizzéria “Stromboli”, Jean-Hugues Anglade et Gérard Darmon n’arrivent plus à parler tellement ils rient. La différence est que nous sommes loin d’avoir ingurgité autant de doses de “Téquila rapido” que celles supposées absorbées par les deux acteurs.

Puis toute pommette relevée,  le sourire en coin, Marcello me demande si  “Ca tournaiiiit ? ”

– “Oui, évidemment,” lui répondis-je entre deux rires. “ Il est même bon. Que dis-je, il est parfait ! Il est même en stéréo ! ”

Nous repartons dans une séquence de rires. Entre deux, Il avale son verre cul-sec et se frotte les mains comme pour se réchauffer.

Tout d’un coup, il se lève, tire sur son pantalon, frotte l’étoffe pour chasser d’invisibles particules, puis après une profonde respiration avec autant d’empressement que pour sa levée, il se rallonge. Il tapote sur un ou deux coussins, fait mine de les placer pour améliorer son confort et très sérieusement déclare : “Allons mon gars, va y est, je suis installé, tu peux me psychanalyser, allons-y ! Faut y aller, sinon nous n’y arriverons pas”

J’attendais ce moment. Ce coup d’envoi. Je suis beaucoup plus intimidé que lui. Heureusement, je me suis préparé à vivre cet instant. Oui, j’avoue, j’ai répété sous la douche quelques phrases par çi par là. Je me suis construit un mini scénario dans ma tête. Après tout, n’est-ce pas mon métier ?  C’est à mon tour d’aller chercher l’inspiration au fond de mes poumons. Je le regarde droit dans ses yeux clairs, subitement j’y vois notre mer, celle de notre enfance par temps calme et je me lance.

-” Bien Marcello, je te remercie de ta confiance. Le plus simple est que tu oublies que nous sommes amis. Je te propose d’opérer comme si tu contais une histoire à des inconnus. Comme si tu étais à la tête d’une émission vers minuit, sur france culture par exemple. Je ne t’interromps pas. Je prends des notes. Tu t’arrêtes quand tu veux. Quand tu le souhaites. Au besoin je te pose des questions complémentaires. Ne t’inquiètes pas pour la durée, le numérique a une capacité d’enregistrement quasiment illimitée. Ha ha ha ! Que penses-tu du mode opératoire ?

– C’est on ne peut plus parfait.” répond Marcello. Le verre à demi plein dans sa main gauche, il saisit sa moustache de deux doigts, la lisse d’arrière vers le devant, de haut en bas, puis passe un doigt sur ses lèvres sûrement pour vérifier que le travail est bien fait. Un sourire rapide conclut ensuite son rituel. La mine devient soudainement pensive, redressant la tête, les yeux pétillants fixés vers moi, il poursuit “ Je te demanderai seulement de m’aider pour le démarrage par une intro quelconque.” Il chausse ses petites lunettes rondes. Allume à nouveau son cigare, recrache une gigantesque bouffée de fumée, qu’il achève très habilement par une petite série de ronds bien formés qui montent vers le plafond en tournant.

– Ok ! “dis-je “ je me lance !” Je laisse un peu le silence s’installer et ponctuer l’instant. “Alors Marcello, si tu devais raconter ton enfance en commençant par  » il était une fois », quelle suite donnerais-tu à cette expression ?”

– “Il était une fois, ma foi, voyons ! Je dirais : il était une fois un enfant” puis il réfléchit longuement. Il réajuste sa position sur le sofa. Tire un peu sur son cigare, fais mine de recoiffer sa mèche blanche et il reprend : “un enfant heureux. Oui, c’est ça. Il était une fois un enfant heureux. Il habite en bord de mer, sur une plage dans une espèce de jolie baraque avec sa famille, ses parents et ses quatre sœurs. Giulia l’aînée, âgée de trois ans de plus que lui, enfin trois ans de plus que moi, suivi par deux jumelles de trois ans de moins que moi, Chiara et Livia et enfin deux ans plus tard arrive la dernière, la petite Clélia. Elles sont superbes et adorables. Mon père Luigi est pêcheur. Ma mère, Clélia, est une femme admirable qui ressemble à Sofia Loren mais en blond. Elle s’occupe de nous et de la bonne marche de la maison. Je vais vous raconter ma petite vie. Les dix premières années formidables de ce garçon unique, entouré de ses sœurs, de ses copains, de la mer et du vent mais surtout d’un bien précieux : la liberté. La grande liberté, la vraie liberté. Celle qui est si puissante qu’elle en est une jouissance indescriptible.”

De sa voix assurée et formidablement récitante, Marcello poursuit son récit. Tel un grand acteur, il fait des gestes amples qui appuient la force de ses mots, accentue volontairement des syllabes, des expressions. Il joue même avec plusieurs accents. Il semble parti pour tenir toute la nuit. Il m’embarque avec lui. Je me sens soudainement le cœur léger. Je crois que mes nerfs étaient hypertendus. Une inquiétude puérile surement me laissait craindre à un avortement du projet. Me voilà rassuré, c’est en route. Le bébé est en gestation. Moi je bois ses mots et lui verse à nouveau un brin de ce formidable whisky. C’est certain nous irons jusqu’au bout de cette aventure que j’ai tant désirée.

Paris – Mai 2020 – Quai Malaquais –

Lilia s’en veut d’avoir détruit le manuscrit. Elle est prise d’une rage inouïe.  Elle ouvre un œil, puis l’autre, elle n’y voit rien, c’est le noir complet. Dans un retournement violent, sans savoir où elle est, telle une somnambule, elle se redresse d’un coup et passe de la position couchée à la position assise. Elle perçoit la rumeur sourde d’un moteur électrique qui se met en marche. Des lumières se mettent à scintiller faiblement comme des bougies. Un store se relève lentement puis s’arrête au premier tiers de la fenêtre. La pluie frappe sur les carreaux. Quelques éclairs bruyants déchirent le ciel. Il fait jour.

Bien que rassurée de constater qu’elle est chez Marcello assise sur le lit de la chambre qu’il a mis à sa disposition, Lilia demeure très inquiète. Elle ne sait pas par quel moyen, ni comment elle est rentrée des tuileries. Elle se souvient de l’orage de plus en plus violent puis plus rien. Avec angoisse, elle jette un coup d’œil sur la table de nuit de gauche. Rien il n’y a rien. Sur celle de droite, pas mieux. Elle n’en croit pas ses yeux. Certaine de son délit, machinalement elle scrute la pièce sans aucune conviction et découvre sur le divan, ses vêtements en tas, mal arrangés, puis posé sur la table basse face au canapé, le précieux sésame. Il est bien présent et surtout il semble intact.

Comme une gamine prendrait son nounours, elle le prend dans ses bras et l’enlace de toutes ses forces. Soudain, elle se rend compte qu’elle est tellement transpirante que sa sueur traverse la soie et mouille la couverture en rhodoïd. Elle en devient par endroit irisée comme une flaque de pétrole sur la mer. « Ah non ! Ce n’est qu’un cauchemar et ça doit le rester. Ça ne doit être en aucun cas la réalité. Le manuscrit ne doit ni se dégrader ni pire, s’auto-détruire “ dit-elle tout haut, terriblement mal à l’aise presque paniquée. Dans un geste de prudence, mais aussi de superstition, elle éloigne fermement le manuscrit. Elle se jette sur le lit, regarde le plafond désormais illuminé.

Elle se dit qu’heureusement les rêves ne sont pas toujours prémonitoires mais qu’il n’est pas utile de forcer le destin et que par conséquent, il est tout à fait inutile de vouloir aller se balader aux Tuileries aujourd’hui.  Dans l’immédiat, son ventre gargouille. Un peu étonnée, elle se dit soudain qu’elle n’a aucun souvenir d’avoir avalé quoi que ce soit depuis le brunch de la fin de matinée de la veille, celui qu’elle a partagé avec Marcello avant son départ. Un peu avant midi, elle tentera de prendre de ses nouvelles. Elle est impatiente de connaître l’avancement de son enquête.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

Aller au contenu principal