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Fiction - MATAHI – Episode 26

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Bord de la Méditerranée – France – 1958

Ni dieu,

ni maître,

ni personne !

- “Parce qu’on est plus souvent en mer qu’à terre et qu’on a pris l’habitude de se parler de barque à barque, en pleine brise, entre deux vagues, entre deux creux, même une fois à terre, on parle haut et fort.

Enfant, le niveau sonore élevé nous semble la norme, pas une syllabe ne nous paraît trop accentuée, d’ailleurs, nous n’y entendons aucun accent particulier.

L’argot est notre culture. Les expressions excessives  notre nature. Les dictons locaux notre littérature.

Hormis les adultes, il nous semble qu’ici, on parle comme partout en France. Pour preuve, cela fait pile 20 ans que s‘est affiché pour la première fois sur les écrans de cinéma des villes, le film tourné dans la région « la femme du boulanger » . La maîtresse nous a organisé une projection. C’est la première fois que j’assiste à une projection. Je suis vite déçu, tout est en noir et blanc. Toujours est-il que, bien que l’on saisisse de temps en temps une pointe d’accent typique de la ville, dans le film ça parle à peu près comme nous. Personnellement je trouve que ces braves gens ont l’air un peu bébêtes et que le boulanger est un grand couillon, mais je me dis que ça doit être ça le cinéma.”

Marcello a la mine réjouie.

Il se régale de dire plutôt que d’écrire. Usant de son talent de conteur, avec le lyrisme dont il a le secret, il enveloppe son récit. Savant mélange d’élégance, de réserve, d’air intriguant. Il dose les mots. Il sait rendre son discours presque intime. Il ponctue son histoire par des variations, des ondulations, des changements de débit. Comme on frôle d’un doigt nonchalant une touche d’un piano, sans la faire ni vibrer ni raisonner, il appuie légèrement sur une syllabe. 

Il la prolonge moderato et lui fait traverser la salle à manger.

Parfois, par une courte pause, il interrompt la succession de vagues de mots. Le flux est stoppé par un bref instant de silence. Soudainement, comme pour éveiller l’attention, il hausse le ton, puis enchaîne avec un phrasé atténué qu’il fait presque chanter.

Par moment, probablement pour plus de clarté, il force  la diction.

Chaque lettre est alors scrupuleusement prononcée, dictée même. A d’autres, surtout quand on s’y attend le moins, comme un objet qui tombe sur un molleton,  il embellit la phrase par une silencieuse et miraculeuse chute qui absorbe la fin. 

L’auditeur que je suis demeure en haleine.

Cet homme est décidément étonnant. Je suis certain que même sur un sujet dont je me fous totalement, par son seul talent,  il est capable de ne jamais perdre ni mon attention ni mon écoute.

Parler de lui n’est pas son habitude,

ce n’est pas dans sa nature.

Pourtant, j’ai bien conscience que ce que je lui demande est pour lui un exercice difficile.  Me parler à moi, son ami d’enfance, l’est encore moins.  J’ai tellement insisté pour le convaincre. Il a tellement hésité avant de me donner son accord. Nous avons longtemps échangé afin de convenir de la méthode de travail, de la façon de la restituer sans inconvenance ni mystification.

Nous nous sommes beaucoup téléphoné.

Nous avons fait un test à blanc avec un sujet d’actualité sur lequel il donnait son avis pendant que je l’enregistrais afin qu’il mesure la façon dont je restitue du contenu, dont je traduis le sens des choses et l’importance que je donne aux mots. Restant tout de même convaincu du peu d’intérêt de la chose et de sa parfaite inutilité, parce que je suis un ami, parce qu’il est joueur, il a fini par accepter, s’y prêtant de bonne grâce.

J’espérais de bons moments, mais je ne m’attendais pas à un tel engagement de sa part.

Il ne sait pas faire les choses à moitié alors il s’investit à fond dans nos soirées. Il déclame sa vie avec une distance qui pourrait faire croire qu’il n’est pas au cœur de l’action. Plus de 60 ans après les événements, une partie de lui est toujours là bas. Sa mémoire semble infaillible ou alors elle se ravive au fur à mesure qu’il déroule le scénario. Je suis stupéfait, il n’a aucune note. Celà me rappelle une expression qu’utilisait souvent ma mère,

« à cet âge là, c’est FOR MI DABLE de se rappeler de tout !”

Ni dieu, ni maître, ni personne, notre enfance se passe sans grand problème.

Marcello reprend, “Quelle chance de vivre loin de la ville, des grands ensembles, du trafic routier ou maritime, de l’industrie et des usines malodorantes.

Quel bonheur d’avoir la mer comme terrain de jeux ! 

Nous sommes souvent libres comme l’air. Même s’il y a des servitudes nombreuses et éreintantes, nos heures de jeux et de liberté le sont aussi !” 

Comme s’il se dédoublait devant moi, dans une nostalgie apparemment heureuse, il revit de l’intérieur sa première décennie.

Face à moi s’opère la transformation. 

Marcello est instantanément l’enfant qui, dans son short en tissu usé par les quatre cents coups qu’il fait avec ses copains, jambes à l’air et peut-être même pieds nus, le buste bien doré, gambade sur la plage comme s’il ne l’avait jamais quittée. En même temps qu’il se remémore la géographie du lieu, il repère les endroits clés, ceux où il y a des histoires à raconter. Il assure en temps réel le relais entre moi et ce gamin intérieur à qui il semble parler. Il me transmet le ressenti de tel ou tel moment. Il me décrit les odeurs de chaque endroit, de chaque personne. Il dépeint la lumière qui traverse ses souvenirs. Celle du matin pleine de promesse puis celle du soir qui amène la corvée. Celle de l’été chaleureuse et celle de l’hiver ventée et glaciale. Il détaille la météo sèche de ses journées de baignade, la trempée des jours de mistral et de bourrasques. Il fait entendre le bruit du vent, le frémissement des vagues et le rare silence qui cadencent son cheminement d’enfant vers l’adolescent. Il respire à nouveau le parfum et les sensations de sa petite vie d’aventurier qui alimentent son gigantesque appétit pour la découverte.

 

Pour une raison tout à fait surréaliste, le temps d’un court silence, bien que je ne le connaisse pas personnellement, je me mets à imaginer qu’un comédien célèbre est attablé avec nous. L’homme a le choix du verbe si précis qu’il est digne de la rigueur d’un horloger Suisse et sa diction est si appuyée que même sans le voir, l’entendre suffit à le reconnaître instantanément. Il écoute attentivement le récit de Marcello puis tout d’un coup, je crois entendre son commentaire :

Ce type est totalement halluciiiinnnant !

Ensuite, pour se donner le temps de formuler son improvisation avec cohérence, il meuble toujours le silence par des gestes amples et décalés. Entre deux doigts de sa main droite qu’il porte ensuite à la hauteur de son visage, il fait mine de pincer un fil invisible. Pour créer une nouvelle diversion et gagner du temps, il tourne son regard vers ses ongles, il fait semblant d’apercevoir une soudaine imperfection ou une saleté. Il appelle alors à la rescousse son autre main afin qu’elle vienne nettoyer ou chasser l’impureté. Lorsqu’il a enfin trouvé la chute de son propos, estimant que le temps de la réflexion est clos, il intercale ses dix doigts et vient poser ses mains ainsi jointes sur un de ses genoux croisés. Par un léger basculement d’avant puis en arrière, comme pour annoncer la reprise prochaine de son discours, il fait remonter légèrement ses jambes et dans un bref mouvement, surement pour retrouver une assise plus confortable, il replace son corps sur le canapé. Lorsqu’il estime qu’il est bien calé, que la posture est éloquente, qu’elle lui donne suffisamment de contenance, non sans un certain panache, il poursuit :

cette limpidité du discours est absolument vertigineuse !

 Il y a du génie dans le récit de son vécu !

L’illustration du rien est sublime !

Cette délicieuse insouciance serait pathétique s’il ne s’agissait pas d’un enfant !

Plus j’écoute Marcello, plus je dois avouer que je suis face à une interrogation. Comment transmettre au lecteur le ravissement des mots qui s’enchaînent ? Comment exposer cette impression qu’attachés les uns derrière les autres ils ondulent comme s’ils flottaient dans un liquide comme des canetons se baladant sur l’eau. Souhaitant garder trace de cette vie si particulière qu’il insuffle à son récit, j’ai cherché, hélas en vain, le moyen de retranscrire cette oralité. N’étant pas spécialiste, j’ai renoncé. Quel regret de ne pas savoir  traduire en signes cette variation musicale. Je suis certain qu’un bon pianiste ou un trompettiste de jazz illustrerait sans peine ce grand oral. 

Oscar P, Miles D, à l’aide ! 

Mais voilà, pour ce qui me concerne, je n’en suis pas, il m’est donc impossible d’exprimer avec justesse la réalité de sa narration. Je dois me résigner. Rien n’est donc aussi efficace que de l’écouter ? Je garde en tous cas précieusement ces enregistrements emplis de spontanéité.

Découvrant sur un coin du buffet la boîte à cigares en bois marqueté, Marcello reconnaît à l’intérieur les fameux Partagas Coronas qu’il affectionne particulièrement. Après un “Tu permets ?” amical, et une courte préparation du havane, il l’allume avec délectation, met ses lèvres en cul de poule et lâche avec succès quelques ronds de fumée.

C’est la première fois que je le vois fumer au milieu d’un repas.

Il passe ensuite sa main derrière son oreille puis la fait remonter jusqu’au sommet de son imposante tonsure blanche. Il libère ainsi ses cheveux précédemment bien coiffés en une espèce de méli-mélo d’enchevêtrement sauvage. Une mèche réfractaire, rebelle sûrement, glisse sur son œil gauche. D’un coup sec, il la bascule en arrière. Court moment d’absence.  Toute moustache en arrêt, il semble procéder à une manipulation interne, que dis-je intérieure, une sorte de réglage virtuel qui le transporte à nouveau dans le passé, et le dépose sur sa grève natale. Il me regarde à nouveau, me sourit, s’éclaircit la voix et reprend :

Parce qu’on n’intéresse personne et que ça nous va bien, on est au calme.

On est loin des turpitudes de la vie. Nous sommes éloignés de tout brouhaha urbain. » Prenant un ton solennel, il poursuit :

Chers auditeurs et auditrices, le temps que je vous conte est un temps où le bonheur d’enfant est aussi simple que celui de savoir où et comment poser son cul.

Oui M’sieurs dames, savoir où et comment poser son cul est une question “stra-té-gique”. La seule qui vaille. C’est la faculté de pouvoir décider de mettre, si ce n’est son fessier, au moins une fesse, spontanément, machinalement, naturellement, librement, sur un caillou, sur un quai ou encore sur une sorte de ponton mal rafistolé. Bien évidemment, c’est au-dessus de l’eau et de ses vaguelettes que ça se joue.

Ensuite, dans une sorte d’élégance enfantine, dans une évidente et tendre indolence, laisser ses jambes abandonnées pendre avec paresse.

Amusement enfantin universel et délicieux, identique à celui qui consiste à passer un doigt au-dessus d’une bougie allumée sans jamais se brûler. Là, du bout des pieds, sans jamais se les mouiller, il faut frôler la grande bleue.  Insouciance majestueuse d’un petit jeu sans enjeu. Ça peut durer des heures. Des heures de rien. Des heures essentielles, des heures sans heurt. Des heures heureuuuuses.

Voilà mesdames et messieurs, c’est aussi cela que vivent les poooovres enfants des baraques d’en bas.

Il reprend sa voix naturelle.

Voilà c’est fait, il fallait que ce soit dit.

Court silence, le temps de profiter du Havane. Il me regarde, moi l’enfant du château. Moi qui du haut de la falaise vise l’alignement de baraques du bas. Puis il poursuit :

On est à l’altitude zéro. C’est pas rien tout de même !

C’est aussi un endroit idéal pour jeter sa ligne et attendre. Attendre entre mistral et embruns et humer cette nature qui nous entoure, cette brise qui nous caresse, cette bruine qui nous parfume, ce soleil qui nous chauffe ou nous brûle, c’est selon. 

Attendre et profiter de cette liberté, si prégnante qu’elle nous marque à jamais, ni dieu, ni maître, ni personne.

Nous en faisons le serment. Attendre le temps qui passe. Attendre et sentir le temps passer, juste le temps d’un instant, d’un instant qui passe. Et là précisément, à ce moment-là, dans une sorte d’extase, on a la conscience d’être quelqu’un, on sait qu’on existe vraiment. De tout notre être, de tous nos organes, on sent notre corps et notre âme vivre pleinement.”

Expiration profonde puis inspiration d’une nouvelle petite bouffée. L’extrémité du cigare rougit de sa complicité puis devient écarlate. Au gré du courant d’air, la fumée légèrement bleue traverse lentement la pièce. Service rapide d’un quart de verre de vin. Une gorgée avalée puis comme un acteur en répétition,  il toussote négligemment. C’est un réflexe.

Son visage indescriptible trahit la téléportation en cours.

Les yeux transparents semblent être rivés vers un horizon invisible. Ses doigts frisent sa moustache, les pommettes sont tendues, les paupières mi-closes, un silence soudain envahit la vaste salle à manger.

Furtive et invisible douleur ?

Il est soudainement marqué. En quelques secondes, il vieillit. Ses rides se multiplient, se plissent, deviennent plus profondes. Son teint se fane. Ses poignets se ferment sur ses doigts qui se rétractent. Je suis inquiet. Il se rend compte de ce moment d’égarement,  lève son regard vers moi puis me sourit.

L’homme reprend vie.

Toute son expression s’illumine à nouveau, moustache qui se réhausse, dents blanches qui apparaissent, pommettes qui remontent, regard pétillant. Dans une fougue lyrique, tout en maintenant les couverts à poisson dans chaque main, Marcello déclame à nouveau du Marcello pur jus.

Cette baudroie est sublime mon ami. 

Épicée juste ce qu’il faut pour nous rappeler la magie de cet océan indien si beau, si attirant, si prenant, si multiple. Enfin quand il est vu depuis la terre parce que que vu de la mer, il est paraît-il terrible. Olivier de Kersauson le décrit comme “le pays de la souffrance, le pays des vents mauvais…”, mais… Excuses moi, c’est juste une digression encensée par tes épices colorées et les images lumineuses, radieuses qui me reviennent de ces pays qui y baignent une partie de leurs côtes : Maurice, Inde, Sri Lanka. 

Bon ! Je reviens à mon sujet, à ma petite bande de sable qui borde la grande bleue.

Ma maison a pour particularité d’avoir une histoire. Il se dit que c’est la première qui fut implantée ici. Désormais, depuis des générations, la famille y naît, y vit et y meurt. Comme ce fut la première à être construite, côté du levant, sous le vent, c’est la dernière bicoque, la plus éloignée de l’entrée. C’est un héritage, posé là, à côté des autres masures qui sont construites progressivement, parallèles au trait du chemin, lui-même parallèle à la digue, elle-même parallèle au quai en béton du canal. Un ensemble de lignes droites rigides comme la mentalité de ses habitants.

La rectitude est notre ligne de conduite ! Ha, ha !

Si à l’origine c’était une cabane, elle n’échappe pas à la règle, elle est devenue au fil du temps une habitation quasiment en dur. Il reste la toiture qui pendant longtemps est une bruyante et brûlante tôle rivetée. Elle n’a rien d’exceptionnel. Un rez-de-chaussée, composé de trois pièces. Une vaste chambre pour les grands enfants, avec des lits superposés pour les y entasser.  Une plus petite pour les parents. Elle accueille aussi  la dernière née. Un espace à vivre combine les fonctions de salon, salle à manger et cuisine. Ne cherche ni toilettes, ni salle de bain, il n’y en a pas.

C’est rudimentaire mais pas précaire.

On est installé, on y a nos repères, nos marques, nos habitudes.  On ignore l’anormalité de notre inconfort donc on y est bien. Enfin on s’y croit bien. Comme on ne connaît rien du confort moderne, il ne nous manque pas.

Marcello est tellement pris par son récit, qu’il ne termine pas son assiette. Tel un châtelain dédaigneux qui donne l’ordre au personnel de maison de se hâter de le débarrasser de ce qui l’encombre, il la repousse avec une sorte de coquetterie de la main. Il ne s’en rend pas compte. C’est son côté nouveau bourgeois qui ressort parfois par mégarde et que j’aime à lui rappeler pour le taquiner. Mais aujourd’hui, loin de moi l’idée de lui signaler. Le faire m’exposerait sans aucun doute à entrer dans une joute oratoire sans fin qui nous amènerait au moins jusqu’à la révolution Russe de 17 ou pire encore, à la Française de 1789. Comme c’est la mode sur les plateaux télé pour qui veut contourner une réponse sans avoir l’air de se défiler, je me range à l’expression fourre-tout :

Y a pas de  sujet sur ce thème.

Je me la remémore et je m’exécute en passant outre. Je débarrasse l’encombrant !

Afin de ne pas risquer par des allées et venues à la cuisine, de perdre ne serait-ce qu’une miette de son récit, je dépose face à lui l’intégralité de la suite de la ripaille. Un copieux plateau de fromage, une pitoyable corbeille de fruits, enfin quelques pommes un peu flétries et de belles oranges, une suite de petits fours sucrés de notre pâtisserie préférée et deux petites assiettes blanches avec les couverts qui vont bien. 

Un peu perturbé par ce chambardement incongru, Marcello s’est interrompu.

Pour une raison ou une logique qui m’échappe totalement, sans aucune conviction, il déplace de quelques centimètres les assiettes que je viens de déposer. Probablement juge-t-il que l’endroit qu’il a choisi précisément sied mieux aux deux auges car il s’apprête à reprendre la narration.

“Sers toi” lui dis-je

Concentré sur son action, il se sert de fromage et de desserts puis il me tend son verre presque vide. 

Le liquide rouge s’enroule sur le bord du cristal en une vague majestueuse qui teint la lumière d’un carmin digne de l’aube d’un cardinal.  Le reflet qui se projette sur la nappe blanche, se déplace en même temps qu’il rapproche son verre puis disparaît écrasé par le pied lorsqu’il le pose sur la table.

Après avoir fait de nouveaux compliments à propos du gouleyant breuvage, Marcello reprend.

“En plus, côté confort, chaque jour qui passe apporte son amélioration. Au gré des idées de bricolage, des travaux des uns et des autres ou des décisions collectives, nos habitations se développent, s’équipent, se modernisent et nous facilitent la vie. De rien on passe à un peu plus.” Il marque un silence appuyé puis d’une voix forte reprend :

C’est ça le vrai changement. Ha ha !

dit-il avec sa narquoiserie bien connue.

“Je ne suis pas si vieux, pour faire croire qu’à mon époque le frigo n’exista point. Il est certes déjà inventé mais chez nous il est inconnu.

Il brille par son absence.

D’ailleurs pour qu’il soit utilisable, il faut savoir où le brancher. La fée électrique n’est pas encore arrivée partout et encore moins sur notre terre. Il paraît que nous sommes délaissés par la collectivité.” Marcello hausse le ton

La scélérate administration se rappellera pourtant de notre existence quelques années plus tard et pour notre plus grand malheur.

Au prétexte de l’intérêt suprême du pays, elle n’hésitera pas à installer sur nos terres, à deux pas de la plage, d’énormes cuves pour le stockage du pétrole de la raffinerie déployée un peu plus loin. Elle transformera ma baie sauvage en aire de mouillage pour pétroliers abjects.” Il se reprend. “ Enfin, pardonnes moi, c’est une autre histoire.

Que dis-je, c’est un drame de plus.

Je te parle donc du réfrigérateur. Il y a chez nous, dans ce que j’appelle mon village, un dénommé Marius. Non seulement parce que son nom est peu conforme au standard pratiqué ici, cet homme revêt une place particulière. Il a une importance dans notre vie et notamment dans les décisions collectives.

Il est le seul adulte à savoir à peu près lire.

Il passe aux yeux de nos parents pour le savant du coin. Sur le sujet de l’électricité, il est catégorique, il faut absolument s’en passer. Selon lui et bien que personne ne nous l’ait proposée, il faut commencer par la refuser. D’abord parce que c’est trop cher et puis c’est terriblement dangereux.

T’as qu’à voir les dégâts de la foudre et tu comprendras.

Moi à cette époque là j’ai une trouille bleue des éclairs, donc, je piges ce qu’il veut dire. Il n’a pas besoin de me faire un dessin. On est plusieurs marmots à abonder en son sens. Résultat, quand la contrainte me fait quitter cet idyllique lieu dans lequel je suis né dix ans plus tôt, le courant n’est toujours pas arrivé.

En attendant le réfrigérateur, pour la conservation des aliments, on utilise du sel, et pour notre précieux petit morceau de beurre il y a les pains de glace que nous livre “Toto dans sa belle auto”. C’est l’épicier/crémier, seul étranger qui vient par ici. Le seul admis, devrais-je dire pour être exact. Il fait estafette commune avec le boulanger qu’il représente.

Dans cet univers de sel et de vent, la vie en autarcie est impossible.

Il n’y a aucune agriculture qui vaille. Vas-t’en faire pousser quelque chose sur du sable et sans eau douce. Et quand bien même ce serait une terre fertile, je ne suis pas certain qu’il y ait ici une âme avec des velléités d’utiliser binettes et râteaux au risque de se casser le dos.

Il n’y a pas non plus d’autre action de commerce que celle liée à l’écoulement du surplus de la pêche.

Alors histoire d’approvisionner le garde-manger avec d’autres choses que des poissons ou des crustacés, “Toto dans sa belle auto” est le bienvenu. On lui achète ou plus précisément, on lui échange quelques légumes locaux et des fruits de saison. 

Quand la récolte halieutique est bonne, il y a un petit bonus, on a droit à ce qu’on aime par-dessus tout : les coquillettes.

Oui c’est un comble, nous sommes des Italiens privés de Pasta !”

Temps d’arrêt, il saisit son verre. Une gorgée de Morgon tourne dans sa bouche, entre ses deux joues. Le silence s’impose. Sous sa moustache blanche coule le liquide rouge. Un, deux, trois morceaux de fromage arrivent dans son assiette. 

– “Puisqu’il n’y a aucun risque que cela ne refroidisse ni ne se réchauffe, je reprends.” dit Marcello.

“Tu as donc bien perçu que l’avantage que nous tirons d’habiter loin de tout : c’est la tranquillité. Par contre, il y a quelques inconvénients. L’électricité n’est pas la seule absente.

Nous n’avons ni eau courante, ni tout à l’égout.

Du coup, pour laver les poissons et accessoirement les enfants, on récupère la pluie dans de grands bidons en métal. Il y a imprimé dessus la marque “Standard Oil”. Je me demande bien d’où ils proviennent.

L’eau douce est une denrée rare.

En tout et pour tout dans l’année, on accumule au bas mot, un mois complet de pluie. Un tiers du volume annuel tombe en automne dans de violents épisodes climatiques. Il nous faut donc stocker, conserver et économiser le précieux liquide.

Le pire, c’est quand même pour se laver l’hiver.

En fait, comme on restreint la consommation d’eau propre, sur le poêle à bois, on n’en fait chauffer qu’un tout petit peu. On se met dans la pièce principale, nu, les uns enfin les unes après les autres, les pieds dans une bassine en tôle, on verse un fond d’eau chaude et beaucoup d’eau froide. A l’aide d’une timbale, on se mouille vite, le plus vite possible. On essaie d’oublier la phase savonnage car sinon ça veut dire qu’il faut se rincer et donc se tremper une nouvelle fois d’eau pas très chaude. Bref, on aime pas rester plus longtemps dans cette atmosphère crue et glaciale. Heureusement on ne se lave pas ainsi tous les jours. On a droit à la toilette de chat.

Tu connais sûrement, c’est l’art de faire illusion et de ne nettoyer que ce qui se voit.

L’été, c’est un ravissement. C’est beaucoup plus simple. La mer suffit à notre hygiène. On est si assidu que le sel, le soleil et le vent finissent néanmoins par nous faire craquer la peau.

Quand les réserves sont vides, les femmes vont s’approvisionner. Mais pas à n’importe quel moment. C’est uniquement pendant que les hommes pêcheurs pêchent et que les enfants pour devenir nous a-t-on dit “quelqu’un de bien”, se cultivent à l’école. En dehors de ce créneau, sauf quand passe le beau Toto, elles n’ont pas le droit de quitter la maison. Elles se sont organisées avec les mêmes bidons qu’elles posent sur une carriole de fabrication artisanale qu’elles tirent à plusieurs en se relayant.

L’eau potable provient d’un puits, un seul, il est à l’entrée du village, pas loin justement d’un endroit où habite quelqu’un qui pose problème.

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