Ali

Fiction – MATAHI – Vingt deuxième épisode

Temps de lecture approximatif :  10-13 minutes

Énervé, irrité, impatient ? Marcello n’a pas fermé un seul œil. Est-ce le temps exécrable ? La tempête qui ne faiblit pas ? Le souffle qui fait siffler le métal des balustrades ? La moiteur étouffante de la chambre ? L’odeur âcre du salpêtre ? La cavalcade des araignées stressées par les nombreux moustiques qui frôlent leurs toiles ? Une sorte de déception provoquée par la rencontre avec Benito L qui n’a pas révélé les secrets tellement attendus ? Impossible pour lui de trouver le sommeil. Lors de chaque endormissement, brutal, comme un évanouissement, un sursaut encore plus violent le sort de sa torpeur.

L’aube blafarde pointe déjà son nez. La levée du voile lumineux devrait faire fuir ses idées noires. L’arrivée du jour, l’éveil de la faune, le décollage des cormorans, l’apparition de la ligne d’horizon et de ses promesses de voyages, tout ces petits événements auraient pu déjouer cette rumination du petit jour. Bien au contraire, comme un fardeau qu’il doit porter toute la journée, la clarté semble emballer en un baluchon unique les doutes matinaux et les angoisses nocturnes. Voilà de quoi alimenter sa frénétique agitation.

Marcello sait qu’il vit un moment tout à fait particulier. Il a rarement ressenti ce genre d’émotions. Elles sont tellement composites, complexes, multiples et inattendues qu’elles en sont difficiles à décrire.

Cruelle dualité des rêves du jeune enfant qui s’opposent à la cynique réalité du parcours d’un vieil adulte. Rien ne le freine, rien ne l’apaise, tout le dévore de l’intérieur. Que faire pour se changer les idées ? 

– Ouvrir la fenêtre ? Immédiatement, le vent s’engouffre entraînant avec lui sable et poussières. 

– Faire les cent pas sur cette moquette usée ? Cela ne fait qu’aggraver le pénible sentiment de tourner en rond. 

– S’allonger sur la couverture douteuse du grand lit ? Automatiquement, les yeux se ferment faisant ressurgir spontanément dans un bref instant comme un flash : les souvenirs de son enfance, les meilleurs moments de sa vie, celle de l’insouciance heureuse. 


Aussitôt, amèrement, ils se heurtent aux évidences, se fracassent au désastre :

– la plage souillée où les petits vont quand même jouer,

– l’ombre des cheminées fumantes qui brouille le décor, 

– l’insidieux empoisonnement qui menace la vie des habitants, 

– la mort qui, comme des vautours, plane au-dessus de leur proie,

– l’impression déconcertante que laisse une mer claire, accueillante, mais dramatiquement toxique.

– L’horizon toujours troublé par des volutes de vapeur qui ne proviennent pas uniquement de l’évaporation due à l’été.

Autant de regrets mêlés d’une colère noire, sourde, intense qui l’envahit et qui arrive à le faire flancher comme par asphyxie.

“ À quoi mènent autant de destructions ? “ Pense Marcello dépité.

Le moral n’est pas au rendez-vous. Il a d’autant plus de mal à gérer cette situation qu’elle lui est inhabituelle. « Il faut te reprendre mon gars ! » se persuade-t-il.

Trop de vagues pour aller se baigner, trop de vent pour aller marcher, trop d’anxiété pour lire, trop de stress pour dormir, il ne reste qu’une option : celle de prendre un bon petit-déjeuner.

Marcello regarde sa montre, il n’est que cinq heures trente du matin. Il doute que cela soit possible ici car il sait que l’hôtel est une entreprise familiale aux finances fragiles. Pour maintenir à flot la vieille entreprise, le couple de gérants, héritier des fondateurs, est contraint de réduire le personnel au strict minimum. S’ils s’occupent eux-mêmes de tout, s’ils sont multitâches, échangeant au gré des exigences les rôles de cuisinier, serveur, agent d’accueil et d’entretien, parfois mêmes conseillers touristiques, ils ne peuvent néanmoins pas être partout en même temps. De fait, la gamme de services, l’amplitude horaire, la flexibilité et la souplesse de l’ensemble en prennent un coup. Tout n’est pas possible.

Marcello descend quand même les étages pour s’en assurer et tenter d’évacuer ses réflexions obsessionnelles.

Le petit-déjeuner est servi dans la salle de restaurant. Il aime s’y promener et admirer l’imagination des propriétaires pour rendre, certainement à leur dépens, cet endroit à priori si banal, en un étrange réfectoire style « capharnaüm structuré ».

C’est un tel mélange de décoration disparate, d’un goût qui s’accorderait à merveille avec de la nourriture faisandée, que ce n’est pas aisé de décrire correctement le lieu. Trône dans la vaste pièce un mobilier majoritairement des années soixante-dix. Des équipements ultra-modernes en inox, chauffant ou réfrigéré selon l’usage, laissent à penser que les dernières normes d’hygiène en vigueur sont strictement appliquées. C’est rassurant !

La stratégie d’éclairage repose sur deux types de sources. Le choix utilitaire et principal est constitué de tubes au néon, toujours allumés, mais instables. En charge de l’aspect décoratif, festif, le choix s’est porté sur des lampes dites à faible consommation, mais au teint blême. Vissées au bout de tubes en métal cannelés, elles se terminent par des cylindres en verre rouge servant d’abat-jour. 

Probablement, pour rappeler un bouquet de fleurs, elles sont rassemblées par groupes de deux ou trois.

Les murs sont recouverts d’un lambris verni couleur acajou jusqu’à mi-hauteur découvrant ensuite une peinture qui, selon la puissance de l’éclairage, passe du mauve au vieux rose et monte jusqu’au plafond. Lui-même est recouvert d’un brun indescriptible. Le tout est agrémenté d’îlots cubiques posés sur le sol, d’où partent d’imposants bambous en plastique totalement immobiles.

De temps en temps, couvrant le bruit des compresseurs des frigos, le vent qui se faufile sous la porte de la grande baie vitrée fait vibrer le seuil d’aluminium.

Au-dessus du buffet, vide pour le moment, d’une main décidée, en gros caractères rouges, est écrit : « le petit-déjeuner est servi de 7 h 00 à 7 h 30 ».

« Le bistrot, seule solution, trouver un bistrot !» se dit Marcello.

D’un pas décidé, il fonce vers la sortie de l’hôtel puis, à pied, prend la direction du port. Connaissant les lieux, il emprunte les petites rues plus directes que l’artère principale. 

À peine a-t-il parcouru une centaine de mètres qu’une échoppe grise encore allumée apparaît.

Quelle chance, sur sa devanture une enseigne usée laisse encore deviner les mots de salon de thé, café, bar.

« Bingo » se dit Marcello. Il pousse la porte. C’est un peu sombre. Il devine un grand comptoir peint semble-t-il de la même couleur que la facde. Dans la salle, pas plus éclairée, il n’aperçoit qu’une seule personne. C’est un homme. Il est un peu courbé. Il marche difficilement. Vêtu d’une djellaba bleu ciel, très délavée, un chiffon à la main, il est affairé à agencer ou nettoyer les tables.

De sa voix claire et assurée, Marcello dit :

– « Bonjour Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger à cette heure. Par un délicieux hasard votre bar serait-il ouvert ? »

Une voix chaude, légèrement tremblotante lui répond immédiatement :

– « Bien sûr Monsieur, bien sûr, nuit et jour pour vous servir ». Un large sourire illumine le visage buriné et basané de son interlocuteur. Son accent chante merveilleusement l’autre côté du rivage de la Méditerranée. Marcello en est ravi, il aime ces intonations. Il aime ces gens. L’accueil chaleureux qui lui est réservé lui va droit au cœur.

– « J’aimerais bien un grand café et des tartines, si c’est possible ? Monsieur, s’il vous plaît. »

– « Pas de problème Monsieur, c’est comme si c’était fait. Des croissants, ça vous ferait plaisir aussi sûrement ? Bougez pas ! Je vous fais le café et je file en chercher à la boulangerie, à deux pas. »

La gentillesse et la disponibilité de ce vieil homme, il doit avoir au moins 70 ans, c’est-à-dire à peine moins que Marcello, colore enfin son matin naissant. Il sent son moral remonter. Son âme se réjouit puis petit à petit se met à sourire. L’intérieur de l’estaminet, d’un autre âge, ne va pas sans lui rappeler, une nouvelle fois, le passé : les cabanes où il a vécu. « Tout n’est pas mort ici » se dit-il.

Alors qu’il dépose devant lui une assiette contenant deux croissants, Marcello en profite pour lancer la conversation :

– « Votre café est excellent, Monsieur, j’en reprendrais bien un autre si c’est possible ? »

De son regard rieur, d’une bouche petite, fine, aux lèvres ridées, de sa frêle voix ondulante, bienveillante, l’homme rétorque sans hésitation :

– « Pas de problème, Monsieur, avec plaisir Monsieur ».

En même temps qu’il met le café sur la table, il dépose un énorme plateau de pâtisseries orientales.

– « Prenez ce qui vous fait plaisir, c’est offert par la maison ».

Miel, amande, fleur d’oranger, noisette, pistache, dattes, chaque ingrédient est un souvenir de bonheur pour Marcello.  Chaque couleur lui rappelle un thé partagé entre amis. L’inconnu généreux vient de déposer devant lui une immensité lumineuse, une gigantesque source de joie et d’apaisement. Makrout, Louz, Cornes de gazelles, Dziriettes, Katayef, Baklawa… le merveilleux bal des réjouissances d’orient. Le grand gaillard en est ému et terriblement embarrassé. Il ose à peine se servir quand retentit à nouveau la jolie voix.

– « N’hésitez pas Monsieur, faites-vous du plaisir, c’est mes enfants qui les font sur le port là-bas. »

Toutes ces émotions secouent Marcello, il en pleurerait presque quand soudain la voix lui dit :

– « Comment tu t’appelles Monsieur s’il te plait ? Ton prénom, c’est quoi ? »

– « Marcello et vous ? »

– “ Moi c’est Ali. Tout bêtement Ali ! Tu es pas d’ici Marcello ? »

– « Pas tout à fait, je suis né là-bas, en bord de plage, là où y a les cuves maintenant! »

– « Ha bon ?  Y avait que des Italiens là-bas! Tu es Italien ? »

– « Oui, c’était l’origine de ma famille, il y a longtemps. J’ai dû quitter brutalement. J’avais à peine dix ans ! »

– « Ha oui ? Je crois savoir qui tu es ? Tu es photographe ? »

– « Oui. C’est ça. On s’est connu étant jeune ? »

– « Non, non, moi j’ai été planqué par une famille d’ici après l’attentat par le FLN du dépôt de carburant du quartier Mourepiane à Marseille en 58. »

– « Je m’en souviens. C’était l’été, quelques jours après mon anniversaire. »

– « Mais on m’a raconté ton histoire. »

– « Ben vous avez de la chance, car moi je ne sais pas grand-chose ».

– « Faut que tu ailles voir le vieux Benito, là-bas, il sait beaucoup de choses. Dépêche-toi, il est pas en pleine forme ! Il vient plus jusqu’ici, il peine à marcher. On m’a dit qu’il sortait plus jamais de chez lui.»

Marcello est embarrassé. Pour avoir fait quelques recherches, toutes infructueuses, et pour cause, il sait que le sujet de ses parents est un sujet très sensible sur lequel règne une omerta patentée. Même si Ali à l’air d’un chic type, il est sûrement trop tôt dans leurs relations pour se livrer davantage en pleine confiance à quelques confidences.

– « Oui, Merci du conseil. Monsieur Ali, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, mais il est déjà 7 h 00 et je dois filer. Combien je vous dois ? »

–  “ Deux cafés, deux euros, un croissant, un euro, ca fait donc trois euros, s’il te plait Marcello. »

-« Merci pour votre accueil et ses délicieuses pâtisseries, je reviendrais volontiers vous voir »

–  “ Pas de problème mon ami, matin, midi, soir, boire le thé, le café, manger le couscous, le tajine, discuter, jouer aux dés, tu viens quand tu veux, pas besoin de réserver sur internet. Si c’est fermé c’est que je suis mort ! »

Les deux hommes se serrent chaleureusement la main puis terminent par une accolade.

Marcello ragaillardi prend le chemin de l’hôtel. Il doit se préparer, il a promis croissants et pain frais à Benito pour 10 h.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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